« Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvai par une forêt obscure car la voie droite était perdue. »
(Dante, La Divine Comédie)
Comment redevenir vivant et ne plus avoir les yeux grands fermés ? Comment le visage et le rire de l’être aimé deviennent Umheimlich1 ? Adaptation de la Traumnovelle de Schnitzler (littéralement : « nouvelle de rêve » ou « nouvelle onirique »2), Eyes Wide Shut est donc affaire de masques et de déguisements : les masques vénitiens lors de la scène du bal au château de Somerton, les masques sociaux auxquels on se raccroche et derrière lesquels on s’oublie (la persona et les rôles sociaux joués au quotidien), le statut social (la carte de visite du médecin Bill qui passe partout), mais aussi le visage qu’on revêt dans l’intimité et qui n’est qu’un trompe-l’œil, celui qu’on plaque mécaniquement sur l’être aimé3, l’uniforme de l’officier dans le fantasme de Bill (puisqu’on ne voit jamais son visage). S’il est omniprésent, Kubrick va dans son film faire du masque une expérience radicale puisqu’il va lui permettre d’interroger la dialectique entre le visible (trompeur) et le caché (vérité enfouie), le vivant et le mécanique, la réalité et ses artefacts déclinée de diverses manières (le rêve, le fantasme…), etc.
Dans Eyes Wide Shut, tout est masque, leurre et simulacre et Kubrick « manifeste avec éclat le caractère structurellement artificieux [du spectacle de la représentation]4 ». C’est pourquoi la scène du bal masqué et de débauche dans le château de Somerton est décisive. Contraint de se démasquer devant tous les participants, Bill Harford doit montrer à tous son visage et être ainsi identifié comme un intrus. Il est ainsi mis à nu (rappelons que ce démasquage est une réelle mise à nu puisque, sans l’intervention de Mandy venue le secourir, il aurait dû se dépouiller de ses vêtements)5. On pourrait donc penser que le fait de se démasquer non seulement individualise mais singularise Bill autant qu’il dévoile à ses hôtes celui qu’il jouait à être ou l’identité qu’il dissimulait derrière celle qu’il simulait d’avoir. Cet avatar de visage, ce « visage non visage, non envisageable6 » vénitien qui lui recouvrait le visage et l’anonymisait désormais ôté, tout porte à croire que la vérité de Bill a éclaté au grand jour, de sorte qu’il dévoile aux autres son vrai visage. En ce sens, ce que Kubrick s’attache à montrer, ce sont les rapports sociaux stéréotypés, les échanges cordiaux, les conversations polies et tous ces instants où l’être humain est sans cesse en représentation ; aussi met-il en scène la mise en scène de la vie quotidienne. Ainsi, dans Eyes Wide Shut, on a toujours affaire à une beauté esthétique qui n’est qu’un leurre, à des faux-semblants et des mascarades qui faussent jusqu’à l’intimité.
Paradoxalement, il faut aussi remarquer que lorsque Bill pénètre dans le château, il n’est pas masqué et que c’est seulement dans le vestibule qu’il enfile enfin son masque7. C’est d’autant plus étrange que les majordomes qui l’accueillent sont eux-mêmes masqués et que dans un bal masqué, on y arrive déjà intégralement costumé. Tout se passe donc comme si Bill était déjà démasqué avant même son introduction dans la société secrète (et a fortiori avant le fameux rituel). De même que la société secrète, cet autre monde, ne lui révèle rien, de même le visage de Bill n’est au fond lui aussi qu’un masque (de sorte que derrière le masque, il n’y a rien à voir, pas d’arrière-monde à pénétrer). Se démasquer serait alors ôter son masque pour en découvrir un autre, tout masque risquant toujours de cacher un autre masque – laissant le spectateur incertain. Dès lors, comment ne pas voir dans un geste aussi anodin que mettre son masque dans le vestibule et non à l’extérieur du château une intention du réalisateur de défaire le visage et de « supprimer avec le vrai monde aussi le monde des apparences8 » ?
Dès lors, comment voir les choses en elles-mêmes si tout n’est que façade ? Comment être clairvoyant si la nature première, originaire, est dévoyée ? Et pourquoi chercher à démasquer le travail négatif de la représentation si derrière elle, il n’y a qu’un vide terrifiant ?
En ce sens, Eyes Wide Shut est un film crypté sinon peut-être cryptique. Aussi, si Kubrick est resté extrêmement fidèle à la nouvelle de Schnitzler (qu’il a cherché à adapter depuis trente ans et qui l’a fasciné depuis bien plus longtemps), c’est pour mieux la subvertir de l’intérieur afin d’y glisser ses propres thèmes et ses propres obsessions. Et c’est là la tâche du spectateur : découvrir tout un monde que nous remarquons et ne voyons pas, perceptible même s’il n’est pas perçu, où grouille toute une vie de signes dans laquelle nous devons « tenter de retrouver la règle du jeu les yeux grands fermés9 ».
L’insoutenable communicabilité de l’être : une archéologie du masque (Bergman, Antonioni)
Eyes Wide Shut est un film sur l’intimité au sein du foyer conjugal et filme un couple en crise. D’emblée, Kubrick dissocie le visage apparent d’Alice, souriant, avenant, provocateur et charmeur, de son vrai visage qui constituerait son intériorité, sa sensibilité, ses pensées, auquel ni son mari ni le spectateur ne pourront avoir immédiatement accès. Aussi ne la connaissons-nous que par le truchement de son discours. Mais toute médiation peut s’avérer être trompeuse, déformante ou illusoire et donc s’écarter de la vérité qu’il s’agissait de découvrir. Autrement dit, au cœur de l’intimité du couple se loge un labyrinthe (thème kubrickien par excellence puisque chaque film est envahi voire constitué par ce motif)10. C’est ce que découvre Bill devant la persona d’Alice, car s’il y a en elle du non-dit, de l’indicible et de l’imperceptible, le problème devient de savoir comment y accéder et la démasquer si précisément les tactiques qui peuvent être mises en place pour traverser les apparences sont déjà connues de celle dont il partage la vie au quotidien. Comment lire en elle ce qui s’y trouve et que pourtant elle cache ?
En ce sens, Eyes Wide Shut est donc la critique de ce mythe contemporain selon lequel il serait possible de lire sur les visages, c’est-à-dire détecter ce qui se passe à l’intérieur de quelqu’un à travers ses expressions faciales et son comportement. Il y a une incommunicabilité entre les êtres. C’est pourquoi, dans la salle du bal masqué de l’orgie de Somerton, lorsque Bill ôte le masque qu’il revêt pour l’occasion et qui déguise ses traits, nous n’en voyons pas plus. Il n’y a pas de personnage dans le personnage11. Nous n’avons jamais accès aux motifs, au sens caché des choses que nous pressentons. Kubrick veut donc en finir avec ce « mythe de l’intériorité12 » cher à l’Occident qui voudrait que la vérité soit quelque chose qui serait là tout près, sous un masque (par exemple le masque d’une image) qu’on s’entête à vouloir retirer dans l’espoir que la vérité soit en dessous. Mais dans Eyes Wide Shut, point de vérité qu’on puisse dévoiler, à la manière dont Nietzsche dit que toute caverne dissimule une autre caverne et que tout masque ne cache en vérité qu’un autre masque13.
Par conséquent, aucun être n’a de vrai visage puisqu’il n’existe que différents masques, différentes facettes d’un même individu. De même, l’intériorité, l’intimité est labyrinthique et est donc inaccessible. C’est pourquoi dans le film de Kubrick, nous sommes confrontés à l’expérience de l’incommunicabilité qu’il va proposer comme une expérience exceptionnelle, radicale (et qui compte deux sources).
L’incommunicabilité est d’abord chez Bergman l’impossibilité de pouvoir percer l’intimité d’un autre : autrui nous demeure toujours inaccessible (et c’est la raison pour laquelle il filme la défaite de l’intérieur du visage, comme si son être le rongeait). Dans ses films, tout se passe comme si les individus étaient comme isolés les uns des autres. D’autrui on ne peut donc rien comprendre mais on est réduit à ce que l’on en imagine. C’est pourquoi Bergman « consume et éteint le visage14 ». Le visage n’est plus alors qu’un masque parmi tous les autres qui simule et dissimule ce qu’il donne à voir et fait de nous pour les autres un inconnu : reconnu par eux grâce à mon visage, je n’en demeure pas moins inconnu aux autres et mon intimité mystérieuse est inaccessible. Il n’y a rien derrière un visage, et en lui, il n’y a aucune profondeur (sans compter que les visages peuvent s’ajouter les uns aux autres, se superposer comme des surfaces indifférentes et indifférenciées). Ainsi, dans Persona, une personne renonce à son métier d’actrice, ne veut plus communiquer, se retrouve frappée d’une mutité et revêt alors une étrange ressemblance avec son infirmière. Le titre même du film, Persona, le dit : c’est une histoire de masques, sans plus d’âme par-derrière où s’arrêterait la vérité, « la « vérité » n’était qu’une moire insaisissable, passant de visage en visage sans jamais s’arrêter15 ». Si le prologue s’ouvre sur l’image d’un enfant qui tente de saisir un visage, il n’en reste pas moins que sa tentative demeure vaine et que les visages ne cessent de lui échapper. Le film qui suit explique ces visages mais n’explique en réalité qu’une seule chose : visage = écran = surface = façade. Le visage bergmanien est donc dévoré de l’intérieur, abandonné à une part maudite de mal et d’ombre comme le sont les gros plans de visage de Bill Harford qu’il est rongé par la jalousie et le ressentiment. Aussi est-il donc torturé par une imagerie qu’il s’est inoculé lui-même et qui ne repose sur aucune réalité16 (on assiste donc ici une confusion entre le réel et sa représentation fantasmée, imaginée).
À l’inverse, chez Antonioni (qui est aussi un cinéaste du délitement du couple), l’incommunicabilité correspond à l’inadéquation d’un individu au monde et à autrui. « Antonioni cherche le désert17 » : il cherche le désert partout où il se trouve, y compris dans le visage. Antonioni produit donc un nouveau sentiment de la réalité marqué par l’impression de désorientation, d’égarement et la sensation d’étrangeté. Les personnages, fragilisés par l’inconnu moral, la faillite des sentiments (ou comme le disait Antonioni, « nous sommes malades d’Erôs»18), se retrouvent en prise avec un réel dans lequel ils n’ont plus de repère. Ils sont autant habités d’un malaise intérieur et d’un sentiment de solitude, que marqués par une « véritable absence au monde19 » qui les met en quête de leur identité ou du sens du monde. C’est pourquoi, chez Antonioni, le personnage est « perdu dans la réalité comme dans un désert20 ». Dès lors, comment deux individus en proie au malaise intérieur et absents au monde peuvent-ils ne pas être étrangers l’un à l’autre ? Parce que tous les personnages manquent de repère et sont dans un état de perpétuel flottement, ils sont toujours en retrait, présents en même temps qu’absents, de sorte que leurs relations sont toujours placées sous le signe du détachement (qu’Antonioni montrera en plaçant ses personnages aux deux extrémités du cadre ou en utilisant des objets qui sont autant d’effets de distanciation). L’incommunicabilité ne vient donc plus comme chez Bergman d’une impossibilité à entrer dans la tête et dans l’esprit de l’être aimé mais d’une impossible proximité : quoi qu’ils fassent, les couples sont toujours à distance, incapables de nouer les liens.
Ce dont Kubrick hérite d’Antonioni, c’est Bill, « malade d’Eros » et rongé par la jalousie, en perpétuelle inadéquation au monde dans lequel il n’est au mieux que toléré : à la réception des Ziegler, il ne connaît personne, signe qu’il n’est pas du même monde, à l’orgie il vient en taxi alors que les autres sont arrivés en limousine, ou encore dans son foyer où il croit savoir qui est sa femme avant de découvrir qu’elle n’est pas celle qu’elle paraît être. C’est également son errance nocturne au cœur d’une ville cauchemar en forme de labyrinthe, une ville intemporelle et étrange qui est « un désert d’un nouveau genre21 ». Kubrick fait donc vivre à Bill l’expérience du désert et le transforme en nomade où tout ce qui se construit ne laisse rien sur son passage qui pourrait le perpétuer et dans lequel les mystères s’ajoutent les uns aux autres sans qu’on ne parvienne à une explication nette, objective et définitive des phénomènes22.
Que met en lumière Victor Ziegler ?
L’une des nouveautés de Kubrick qui ne figure pas dans la Traumnovelle de Schnitzler est l’invention d’un personnage original : Victor Ziegler, dont on ne sait au fond rien si ce n’est qu’il a un appartement cossu et une vie très aisée. En cela, il est un homme très riche et influent (donc puissant). Or, « les différences de détail sont importantes23 ». La question est donc de savoir ce que permet ce personnage de Ziegler et en quoi son existence était nécessaire à Kubrick et sa présence indispensable.
Ziegler est un point de passage incontournable (ce que Dufour appellerait aussi un « grand imagier24 ») car il occupe des moments qui ont chacun un rôle décisif quant à l’économie du film. Le cheminement qu’il opère se fait en trois étapes correspondant à trois statuts successifs : celui de chef opérateur, celui de spectateur puis celui de metteur en scène.
Dans un premier mouvement, le personnage de Ziegler, parce qu’il est l’hôte de la réception inaugurale, est celui qui organise le cadrage et qui met en scène la salle de bal avec une myriade d’ampoules : il met donc en scène la lumière elle-même. En effet, presque toute l’image est éclairée par les lumières mêmes que nous voyons dans l’image, d’autant que le contexte de Noël lui permet de multiplier les petites ampoules (une indication d’éclairage dans la nouvelle de Schnitzler va dans ce sens : « et soudain scintillèrent une foule de petites ampoules »). Or, l’impression première du spectateur d’Eyes Wide Shut est de repérer cette lumière survoltée, toujours présente et partout exhibée. Contrairement à ce qu’en a écrit Douchet, elle ne fait pas « riche25» : elle fait faux. Tout se passe comme si c’était le décor qui renvoyait l’éclairage, illuminait l’intérieur des lieux, éblouissait l’écran (et a fortiori le spectateur). Mais ce faisant, elle force l’image et intensifie la représentation, ce qui produit sur le spectateur une impression d’étrangeté des décors. La lumière est donc un leurre, un simulacre, un travestissement de la beauté : tout est façade (en apparence tout brille et éblouit mais en apparence seulement). La lumière est donc dotée « d’une peau parasite qu’il faudrait arracher, un masque qu’il faudra déposer26 » pour déjouer les faux-semblants : la lumière masque. Ziegler agit donc comme le chef opérateur qui demanderait de filmer les choses comme si ce n’était qu’un rêve ou comme si c’était un rêve éveillé afin de faire confondre à son spectateur le réel et sa représentation imaginée ou fantasmée (où s’arrêtent les images mentales et où commencent les images de la vie quotidienne ?).
Dans un deuxième moment, qui tient à la réception mondaine elle-même, Ziegler opère une traversée du miroir et se retrouve spectateur de ce cadre. Il apparaît en effet passif et immobile. D’une part, guettant chaque nouvelle entrée dans le vestibule, il répète les mêmes banalités à tous les individus qu’ils reçoivent avec sa femme. Kubrick met en scène la mise en scène de la vie quotidienne avec ces conversations cordiales et policées et cette vie en représentation qui est la nôtre dès lors que nous vivons en bonne société. Bien qu’à visages découverts, tous les hôtes revêtent donc à cette occasion un masque, une persona, c’est-à-dire un moi social ou un « moi de surface27 ». Victor y joue le rôle de l’hôte dévoué, appliqué et doté d’un certain sens de l’humour (il est le seul à pouvoir faire des blagues). D’autre part, dans la salle de bains dans laquelle il a recours à Bill pour intervenir auprès d’une femme, Mandy, victime d’une overdose, il semble dépassé et inquiet pour la situation. L’autre versant de la réception (drogue, prostitution, luxure) ne lui donne donc seulement qu’un rôle de témoin.
Ziegler est alors comme le spectateur du film a recours aux images cinématographiques pour soigner ses maux par la dimension cathartique de la représentation.
Dans un troisième moment, la séquence du billard, il devient le metteur en scène des images afin de pouvoir faire le film des évènements. Il se place comme celui qui voit tout (qui connaît toute la machinerie du cinéma) et qui peut aussi donner un sens à des images qui échappent à Bill.
- Il se met en scène à l’écran. Au cours de l’entrevue, il doit faire le point sur ce qui aurait échappé à Bill, mettre les choses en lumière mais elle est un véritable puzzle dans la mesure où on n’est jamais certain de savoir, derrière cette cordialité que Victor Ziegler affiche, si elle est sincère ou si elle cache quelque chose. Ziegler est alors en représentation devant Bill, d’où un jeu quelque peu théâtralisé, et son discours laisse des trous dans le récit malgré son explication parcellaire.
- Ziegler est-il le personnage qui transforme tout en représentation et pour qui tout est affaire de mise en scène, y compris la mise en scène elle-même (il est celui pour qui bal masqué = théâtre = spectacle = représentation). Il met donc en avant la subtilité que le bal masqué de Somerton nous propose avec sa mise en scène artificielle et ritualisée est mis en scène par une autre mascarade, par l’artifice suprême, par une mise en scène tout autant stylisée : le cinéma (tout est représentation puisqu’il y a une perpétuelle mise en abyme de la représentation). C’est pourquoi il « manifeste avec éclat le caractère structurellement artificieux [du spectacle de la représentation]28 ».
Décisif et lumineux, Ziegler a été ajouté parce qu’il est un être de celluloïd appartient au cinéma et, grâce à ses multiples rôles (chef opérateur, spectateur, metteur en scène), il permet d’actualiser à l’écran cette coalescence du physique et du mental, du réel et du virtuel qui s’opère dans l’esprit de Bill dans son odyssée nocturne.
Au cœur de l’image, une obsession masquée…
Quand on regarde le film, tout semble clair (y compris le mystère). Il nous semble pourtant que quelque chose nous échappe et qu’on est, comme Bill « les yeux grands fermés ». Et dans le même temps, le film s’ouvre sur une réplique d’Alice à l’égard de Bill : « tu ne m’as même pas regardé » qui montre au contraire qu’il faut savoir bien regarder ce qu’on nous montre. L’image d’Eyes Wide Shut est un « masque absolu29 mais, si ce qui est à voir n’est pas montré comme tel explicitement, il n’en reste pas moins que les images sont truffées de signes, de détails, de couleurs et de symboles. Peut-être faut-il alors se demander, non pas « qu’y a-t-il derrière l’image ? » c’est-à-dire le masque puisqu’il n’y a rien, mais « qu’y a-t-il à voir dans l’image30 ? ».
Mais que fallait-il vraiment voir qui nous a échappé ? Si les énigmes se multiplient dans le film, l’une d’entre elles apparaît cruciale : pourquoi le masque de Bill se retrouve-t-il sur son oreiller alors même qu’on l’a vu glisser le sac avec son déguisement dans le meuble du salon ? Lorsque Bill rentre en effet chez lui après l’entrevue avec Ziegler, il trouve posé à sa propre place sur l’oreiller le masque qu’il portait à Somerton. Est-ce son épouse qui l’a retrouvé comme dans la nouvelle de Schnitzler ? Ou l’a-t-on posé sur l’oreiller en guise d’avertissement ? Si la première solution nous semble naïve et qu’intuitivement nous lui préférons la seconde, encore faut-il expliquer quel serait le contenu de l’avertissement.
Si on se rappelle l’ouverture du film, on voit Alice Harford laisser tomber sa robe pour apparaître dans toute la splendeur de sa nudité. Si la scène ne dure que quelques secondes, elle permet de poser malgré tout la structure du film : là où notre regard de spectateur s’est tourné vers le sujet apparent (l’érotisme d’Alice), il n’a pas saisi l’essentiel, à savoir la manière dont elle se dévêtit, geste qui sera semblable aux femmes qu’on rencontrera plus tard au manoir de Somerton. Le titre du film qui surgit juste après sonne donc comme un avertissement : si le spectateur pensait avoir tout vu, il n’avait en fait rien vu. Les séquences du film ne sont en effet pas liées seulement par la narration : elles le sont aussi par des liens esthétiques (ici un geste) et comprendre le film, c’est saisir ces éléments esthétiques qui permettent de relier les séquences entre elles afin de lui re-créer un sens. Ici la robe noire qui tombe dès ce premier plan annonce en effet la chute des capes des femmes dans le château de Somerton. Tout laisse donc à penser qu’Alice s’était déjà déshabillée lors du rituel de la société secrète comme certaines autres femmes dans le film. C’est pourquoi on peut affirmer avec Laurent Vachaud que « le film va nous montrer une femme manipulée par une société secrète, jusque dans son inconscient et à l’insu de son mari31 ».
Dès lors, Eyes Wide Shut n’est pas une histoire d’infidélité possible ou réelle. Ce n’est pas une question de morale mais une affaire de domination, de manipulation, de contrôle et d’aliénation. Si Alice a un secret pour Bill, ce n’est pas d’avoir fantasmé sur un homme avec qui elle était prête à refaire sa vie (comme l’héroïne de Stefan Zweig dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme) mais le fait qu’elle ait été une esclave sexuelle comme toutes ces femmes qu’il a vues lors de l’orgie. Alice est donc une femme qui a été conditionnée par la violence physique et psychologique au point d’être aliénée et qui se retrouvait lors de ces orgies dépossédée, étrangère à elle-même. Ces êtres sont plongés dans ce que le psychologue américain Milgram nommait « un état agentique32 », c’est-à-dire un état dans lequel on a un sentiment de liberté mais où on est conditionné par l’autorité qui nous impose nos décisions et nos comportements (parfois de manière inconsciente certains gestes). On retrouve logé au cœur de cette histoire de jalousie conjugale où rien ne se passe une histoire d’individus qui se croient libres de leur choix alors qu’ils sont manipulés et que leurs esprits sont contrôlés par une puissance supérieure (tout se passe comme si Kubrick avait pris la nouvelle de Schnitzler pour y introduire ce thème du contrôle de l’esprit qui lui est cher). Aussi l’avertissement de la société secrète pourrait être celui-ci : « nous avons accès à ta femme ». Si Alice pouvait être, ce soir-là ou d’autres, à Somerton, le second rêve qu’elle confesse à Bill pourrait être le récit des souvenirs d’une expérience passée, des résidus d’une personnalité autre que le conditionnement aurait programmé33. Là où dans Full Metal Jacket, les GI’s se métamorphosaient en machines à tuer prêtes à tuer sur l’écoute d’un simple mot, les femmes de Somerton sont formatées pour être des « robots humains », des objets de plaisir voué à satisfaire les fantasmes sexuels masculins, c’est-à-dire des mannequins (au double sens de très belles femmes mais transformées en automates)34. Ce que dénonce visiblement la scène (c’est-à-dire de manière paradoxalement invisible, comme caché en plein jour), c’est l’influence de l’occultisme sur les femmes et ses enfants et la possibilité pour les individus d’être contrôlés jusque dans leur intimité par une puissance secrète35. Ainsi, cette confusion entre les êtres vivants avec des automates induit une déshumanisation de certains êtres qui ne sont plus considérés comme des êtres humains mais comme de simples objets instrumentalisés et transformés en objet de jouissance. Voir ceci ne peut se faire qu’à la condition d’« ouvrir les yeux aussi grands que possible36 » et qu’on regarde attentivement les images.
Or, cette explication n’en est pas vraiment une puisqu’une nouvelle question apparaît : jusqu’où l’emprise s’étend-elle ? Jusqu’à la petite fille du couple ? Si Schnitzler ne lui avait pas donné de nom, Kubrick va lui en donner un : Helena. La raison est que les enfants, symboles d’innocence et de pureté, peuvent aussi être programmés, conditionnés et qu’on peut les prédéterminer comme de petits automates. Sans doute l’une des clés de lecture du film se trouve-t-elle dans cette affiche publicitaire pour une station de ski déposée dans le décor de Shining qui porte le nom de MONARCH37. Par là même, le thème codé de l’enfance maltraitée affleure. Kubrick, notamment dans la scène où Alice est montrée en train de se maquiller pour un parfait objet de désir et de coiffer sa fille Helena comme une poupée. De même, dans le magasin de jouets, elle brandit fièrement une poupée Barbie avec des ailes de papillon. La Traumnovelle devient ainsi avec Kubrick une Trauma-novelle dans laquelle il s’agit pour lui de montrer la transformation possible de la mère mais aussi de sa fille en poupée, c’est-à-dire en créature inanimée qui pourrait se retrouver dans les soirées de Somerton comme esclave sexuelle. L’enjeu est de dénoncer l’emprise d’une société secrète qui aliène tous ses participants qui les réifie, et d’en dénoncer la puissance corruptrice qui s’étend jusqu’aux enfants qu’on va programmer et maltraiter38. Il faut donc ouvrir les yeux en grand, en prendre conscience pour que ce programme de contrôle de l’esprit ne vienne pas pervertir les enfants.
Conclusion : « Ah si vous les Hommes saviez… »
Dans Eyes Wide Shut, « c’est le cerveau qui est mis en scène39 » et c’est dans son exploration, en plongeant dans l’infiniment intime, dans les gouffres du psychisme où se rencontrent Eros et Thanatos, que se trouve la clé du mystère conjugal. Si Kubrick nous projette dans les « zones les plus intimes de l’individu, le problème du couple, la crise de l’identité40 » et il met en lumière cette volonté de l’être humain de se dépersonnaliser et de dépersonnaliser autrui en le soumettant à une logique instrumentale (le traitement « Ludovico » d’Orange Mécanique, le contrôle de la pensée) ou utilitaire (Bill qui ne regarde plus Alice dès la séquence d’ouverture d’Eyes Wide Shut). Et si Fidelio est le mot de passe qui donne accès au monde obscur, à un monde théâtralisé, masqué, à une société secrète qui apparaît comme la cristallisation de tous les fantasmes sexuels, c’est parce que « la fidélité prend des chemins que l’on n’attend pas forcément41 ». Car la question est bien là : comment rester fidèle à l’autre si la représentation que j’en ai est infidèle ? L’errance nocturne de Bill est donc un voyage initiatique qui doit lui permettre de résorber l’écart qui le sépare de sa femme et qui, parce qu’il la regardait les yeux grands fermés, a fait d’elle une inconnue. Semblable à Ulysse qui ne reconnaît pas Ithaque, Bill va donc devoir parcourir le monde (et explorer son intériorité), se risquer dans différentes aventures, réelles ou rêvées, fantasmées pour pouvoir revenir chez lui ; l’ellipse finale qui s’en suit où nous retrouvons les époux au matin, Alice avec le nez et les yeux rougis, les traits tirés, montrent qu’une longue nuit a été nécessaire pour que les deux êtres se comprennent face-à-face et sans masque. Néanmoins, si notre intériorité est labyrinthique, « la réalité d’une nuit ou même celle de toute une vie ne peut être l’intime vérité de quelqu’un ». Conscients d’avoir été illusionnés par une image cristallisée de l’autre, ils n’en accèdent pas pour autant à leur vrai visage. Nul ne peut entrer dans la tête d’un autre (Eyes Wide Shut est donc un film objectif) : on est toujours à la porte d’autrui comme on est à la porte du paradis. Nous sommes alors confrontés à l’ambiguïté romanesque par excellence : les portes vont-elles s’ouvrir ? Va-t-on rester à la porte ?
Aussi s’agit-il de comprendre dans un couple que le voyage avec et vers l’autre est toujours inachevé, à reprendre à chaque instant. L’enjeu est donc de s’éveiller, de se libérer de l’imagerie et des représentations déformées (parfois hallucinatoires et fantasmées) qu’on se fait de l’autre et qu’on projette sur lui. C’est aussi percevoir l’inconnu dans le connu, voir l’être aimé qui est toujours le même et qui est aussi pourtant autre : re-connaître l’autre. Si Bill et Alice sont donc « reconnaissants », c’est parce qu’ils ont pu se reconnaître et se reconnecter. C’est pourquoi ils sont éveillés et c’est pourquoi ils doivent re-prendre leur odyssée au plus vite en se reconnectant aussi charnellement…
Notes et références
Bibliographie
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Ciment Michel, Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 2004.
Chion Michel, Stanley Kubrick : l’humain, ni plus, ni moins, Paris, Cahiers du cinéma, 2005.
Daney Serge, La rampe [1983], Paris, Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1996.
Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
Deleuze Gilles, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
Deleuze Gilles, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
Deleuze Gilles, Le Pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
Douchet Jean, La DVDothèque de Jean Douchet, 2006, Paris, Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2006.
Leprohon Pierre, Antonioni, Paris, Seghers, « Cinéastes d’aujourd’hui », 1969.
Milgram Stanley, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental [1974], Paris, Calmann-Lévy, 1994.
Nietzsche Friedrich, Le gai savoir [1882], Paris, Flammarion, 2000.
Nietzsche Friedrich, Par-delà bien et mal [1886], Paris, GF Flammarion, 2000.
Nietzsche Friedrich, Crépuscule des idoles [1888], Paris, GF Flammarion, 2005.
Prédal René, Esthétique de la mise en scène, Condé-sur-Noireau, Éd. du Cerf, 2007.
Frederic Raphael, Kubrick Stanley, Eyes Wide Shut, Paris, Ballantine, 1999.
Schnitzler Arthur, Double rêve [1925], Paris, Rivages, « Petite bibliothèque », 2023.
1 Das Umheimliche, concept freudien développé dans l’ouvrage L’inquiétant familier (1933), qui peut être traduit par « l’inquiétant familier », « l’étrange familier » ou encore « les démons familiers » est ce qui provoque l’angoisse : ce qui est familier ou sympathique déclenche soudain l’inquiétude (une maison accueillante qui, subitement, fait peur, des répétitions et des coïncidences involontaires, les doubles, son propre visage qu’on croise dans un miroir ou encore le visage d’un être aimé qu’on ne reconnaît plus et qui nous en révèle l’inaccessibilité).
2 Rappelons que le titre original devait être Doppelnovelle, c’est-à-dire « nouvelle du double », ce qui insiste sur cette figure du double qu’on retrouvera dans le livre et dans le film (deux réceptions, deux prostituées, deux mannequins aux bras de Bill, Milich et sa fille…).
3 Nous rappellerons ici que le film s’ouvre sur Bill qui voit Alice sur la cuvette des toilettes, moment intime et capté par Kubrick car, aussi beau que soit le corps de l’être aimé, nous sommes jour après jour confrontés à son vieillissement, à sa fonction mécanique et triviale, à sa lancinante promiscuité.
4 Jean Douchet, La DVDothèque de Jean Douchet, 2006, Paris, Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2006, p. 48.
5 Précisons que, dans Traumnovelle, Fridolin apporte une précision décisive pour le point qui nous occupe ici puisque pour lui, « il lui semblait mille fois pire d’être le seul sans loup au milieu de tous ces gens masqués que d’être soudain nu au milieu de gens habillés » (Arthur Schnitzler, Double rêve [1925], Paris, Rivages, « Petite bibliothèque », 2023, p. 89). Ce qui revient à dire que se démasquer ne se réduit pas à se mettre à nu mais que c’est une expérience bien pire.
6 Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1992, p. 190.
7 Ici, Kubrick prend le contre-point de Schnitzler puisque dans la nouvelle Double rêve (Traumnovelle), Fridolin se masque avant de rentrer dans le château où a lieu la réception, puisque dans le fiacre qui l’y conduit, il se dit « qu’il est grand temps de se masquer » (p. 77).
8 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles [1888], Paris, GF Flammarion, 2005, p. 144.
9 Jean Douchet, La DVDothèque de Jean Douchet, op. cit., p. 51.
10 Chez Kubrick, le labyrinthe est autant un espace complexe dans lequel on se perd qu’un milieu qui tend à absorber en son sein des individus qui s’engluent à mesure qu’ils pensent retrouver leur chemin.
11 « Le profond retournement déceptif que produit le film vient […] de son fond, de son histoire, de son sujet. […] Cruise, c’est peut-être le drame, n’est même pas en cause. Il est bon, oui. Mais uniquement en façade. L’autre Cruise censé naître, le personnage dans le personnage que le film prétend dévoiler sous nos yeux, celui-là n’existe pas ». Nous soulignons. (voir Olivier Seguret, « L’œil castré. « Eyes Wide Shut, dernier film du réalisateur américain Stanley Kubrick, provoque l’envie et suscite la pitié », dans Libération, 15 septembre 1999, p. 33.)
12 Nous retrouvons là la thèse que Jacques Bouveresse va faire parler à Wittgenstein dans son célèbre ouvrage Le mythe de l’intériorité dont nous reprenons l’idée générale sans nécessairement reprendre à notre compte l’argumentation dans son entièreté.
13 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal [1886], Paris, GF Flammarion, 2000, §289, p. 274-275.
14 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 142.
15 Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 11.
16 On le voit encore de manière exemplaire dans la séquence où Alice travaille la leçon de mathématiques avec leur fille Helena. Kubrick filme son visage en gros plan et s’ajoute alors en bande-son le récit du rêve qu’elle a fait la nuit du bal dans lequel elle trompait Bill avec des centaines d’hommes qui sont l’émanation des pensées de Bill, de sorte que celui- ci projette sur le visage de sa femme les interrogations qui sont les siennes. En effet, « quand on a « tout », les problèmes ne peuvent venir que de l’intérieur, de la machine psychologie humaine, ils apparaissent mieux comme endogènes » (Michel Chion, Stanley Kubrick, l’humain ni plus ni moins, Paris, Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2005, p. 479).
17 Pascal Bonitzer, Le champ aveugle, Paris, Cahiers du cinéma- Gallimard, 1982, p. 88.
18 Pierre Leprohon, Antonioni, Paris, Seghers, « Cinéastes d’aujourd’hui », p. 104-106.
19 René Prédal, Esthétique de la mise en scène, Condé-sur-Noireau, Éd. du Cerf, 2007, p. 424.
20 Petr Kral, « La traversée du désert », dans Antonioni, Écran, p. 57.
21 Pascal Bonitzer, Décadrages, Paris, Cahiers du cinéma/Éd. de l’Étoile, 1985, p. 98.
22 En ce sens, Kubrick rejoint parfaitement l’idée d’Antonioni : « toute explication est moins intéressante que le mystère lui-même » (voir Michelangelo Antonioni, Rien que des mensonges, Éditions Ramsay poche cinéma, 1985, p. 77).
23 Michel Chion, Stanley Kubrick, l’humain ni plus ni moins, op. cit., p. 458.
24 Éric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, Paris, Vrin, « Philosophie et cinéma », 2008, p. 112.
25 Ibid., p. 48-50. La critique du capitalisme qu’il expose dans son interprétation est cependant loin d’être inintéressante avec cette idée que la lumière de l’argent s’introduirait dans l’intimité et fausserait tous les rapports au monde. Néanmoins, cette question ne nous semble pas être exclusive à l’usage que Kubrick fait de la lumière. Ainsi, il nous semble qu’on peut tromper dans l’orgie l’objet d’un questionnement tout aussi fécond. On y suit des individus aisés, qui mènent une vie luxueuse mais cela ne leur suffit pas : il leur faut cette orgie. Mais quoi d’autre après cette orgie ?
26 Ibid.
27 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, PUF, éd. centenaire, 1970, 3e édition, p. 84-92.
28 Jean Douchet, La DVDothèque de Jean Douchet, op. cit., p. 48.
29 Michel Chion, Stanley Kubrick. L’humain ni plus ni moins, op. cit., p. 498.
30 Serge Daney, La rampe [1983], Paris, Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1996, p. 211.
31 Laurent Vachaud, « Le secret de la pyramide », dans Positif, n°623, janvier 2013, p. 79.
32 Stanley Milgram, Soumission à l'autorité. Un point de vue expérimental [1974], Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 221-222.
33 Dans une telle perspective, la description que fait Alice de son fantasme avec l’officier de marine cache là encore une dimension plus tragique : elle décrit le lien qui unit la victime du conditionnement à celui qui l’opère qui, sur la simple diction du mot de passe, peut l’amener à changer de vie.
34 Idée qu’on retrouve dans Docteur Folamour dans le discours final de Strangelove qui explique même comment une assemblée de femmes, recrutées parmi les plus beaux spécimens, seraient mises à disposition des élites après l’apocalypse pour perpétuer l’espèce humaine.
35 Si nous partageons la même idée que Laurent Vachaud, celui-ci, dans son article consacré au film dans Positif, va plus loin dans l’analyse filmique et affirme l’hypothèse que les autres femmes croisées par Bill au cœur de son errance nocturne sont autant de personnalités multiples de son épouse créées par Monarch, qu’il s’agisse de 1) Marion, 2) Domino, 3) la jeune femme de Somerton, 4) la fille de Milich… En ce point, Kubrick est parfaitement fidèle à la nouvelle de Schnitzler puisque celui-ci écrit : « et c’est toujours sa femme qui lui était apparue comme celle qu’il cherchait » (Double rêve, p. 144).
36 Arthur Schnitzler, Double rêve, op. cit., p. 99.
37 MONARCH est, comme MK-ULTRA, le nom d’un programme fondé à partir de techniques de programmation mentale expérimentées par la CIA dans les années 1960. Le but était de traumatiser des patients afin qu’il puisse développer des personnalités multiples qui s’activent par un mot de passe. L’objet était de fabriquer soit des tueurs programmés, soit des esclaves sexuels. Les patients sont choisis parce qu’ils ont tous subis dans leur enfance des abus sexuels.
38 On peut songer au projet AI que Kubrick aurait dû tourner après Eyes Wide Shut dans lequel on comprend vite l’usage qu’il réservait aux supertoys, les enfants-robots du futur, quand on voit son idée d’associer un enfant synthétique à un androïde prostitué : des jouets sexuels.
39 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 267.
40 Michel Ciment, Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 2004, p. 257.
41 Michel Chion, Stanley Kubrick : l’humain, ni plus, ni moins, op. cit., p. 453.
À propos de l’auteur
Professeur certifié en philosophie et en cinéma-audiovisuel, professeur en lycée, chercheur indépendant rattaché au PHIER (Philosophie et Rationalité) de l’Université de Clermont-Ferrand et conférencier, Valentin Debatisse a dirigé le collectif Star Wars et la philosophie publié aux Implications philosophiques en 2020.