N°10 / À bas les masques !

Le Dernier texte de Santiago H. Amigorena : une œuvre-monde au XXIe siècle ?

Pauline Jankowski

Résumé

En prenant l’exemple du vaste projet autobiographique de Santiago H. Amigorena, il s’agira d’analyser les diverses manières de « faire monde » dans et par l’écriture de ce que l’auteur nomme Le Dernier texte. À partir d’une approche géopoétique, intertextuelle et stylistique, cet article interroge les liens entre l’écriture du souvenir et l’ancrage géographique, l’imaginaire « monde ». Non seulement la diégèse est impressionnée par une forte empreinte géographique, mais la forme elle-même du projet, à la fois parcellaire (car divisée en plusieurs tomes) et totale (soucieuse d’unité), se présente métaphoriquement comme autant de terres où possiblement habiter. En outre, dans sa volonté d’écrire « le Livre de tous les livres » et de s’inscrire notamment dans les pas de Marcel Proust, l’auteur parachève un désir de totalisation en faisant de son œuvre un récit-monde, hanté par des lieux liés à des souvenirs, mais aussi des citations ou des pastiches d’autres œuvres, elles-mêmes « mondes ». Devenant « écrivain-monde », l’auteur questionne la façon dont le récit « fait habiter », par le biais de multiples configurations poétiques, linguistiques et ludiques qui font de l’espace paginal un lieu à la fois habité et habitable.

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« Que de mondes, dans les fictions, autour de nous, en nous1 ! », s’exclame Anne Besson dans Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain (2015). De fait, des projets d’œuvres totales témoignent aujourd’hui encore – tels Le Grand incendie de Londres, de Jacques Roubaud, ou, sur un plan poétique, La Maye, de Jacques Darras – de la fascination qu’éprouvent les écrivains à l’idée d’imaginer et de construire des univers totalisants. Jacques Dubois, dans Les Romanciers du réel (2000), définissait en effet ces vastes entreprises ou « œuvres-mondes » comme des « expérience[s] de totalisation2 », les comparant à « une vaste entité organique, qui mime[rait] jusqu’au délire la multiplicité et la complexité du monde3 ». Les travaux de Marie-Ève Thérenty sur le XIXe siècle4 ou ceux de Tiphaine Samoyault sur le XXe siècle5 permettent, au demeurant, d’inscrire ces œuvres contemporaines dans l’héritage de la modernité.  Dans Excès de roman (1999), Tiphaine Samoyault atteste d’un lien indéfectible entre l’« œuvre-monde » et la notion d’« excès » : « [elle] résumerait l’ensemble des qualités de l’excès (la quantité, la longueur, les détours et l’expansion)6 ». Par son ampleur, sa longueur, l’œuvre incarnerait un désir de totalité. Hantée par la circularité, voire par la cyclicité, l’œuvre-monde possède également sa propre forme romanesque : « Romans-mondes : la rondeur rythmique de l’expression que le rond précisément résume […], imagine la forme du roman comme celle de la terre ou de l’orange7 ». De son côté, Marie-Ève Thérenty revenait sur l’« idée de roman-monde » en ces termes : « une œuvre littéraire qui tente de créer un monde clos, totalisant et complet, dans une volonté un peu mégalomane de représentation, de décryptage, et d’élucidation du monde réel8 ». Récemment, Laude Ngadi Maïssa, dans son essai L’Œuvre-monde d’Olivier Rolin. Postures et art poétique d’un écrivain-monde9 paru en décembre 2022, soulignait l’actualité de ce terrain de recherche – la « mondialité » littéraire étant à entendre doublement : au sens d’une littérature qui mime la complexité du réel, mais qui reflète aussi sa diversité culturelle et linguistique. Il s’agit donc, pour l’écrivain, d’engendrer un monde complet ayant vocation à concurrencer le monde réel10. De telles fictions cultivent, de ce fait, un certain goût pour la collection, et s’apparentent à des encyclopédies11.

En somme, une œuvre-monde est aujourd’hui une œuvre littéraire désireuse de totalité tout en étant intrinsèquement parcellaire. En cela, elle mime l’ambivalence du monde, à la fois un mais morcelé en territoires. Cette ambition totalisante se traduit par une certaine démesure tant sur le plan diégétique (profusion de personnages, de souvenirs racontés, de lieux, de textes insérés) que sur le plan formel (volume hors-normes, rotondité du format, ambition cyclique garantie par la réapparition des personnages, des lieux, des souvenirs). Par son ambition même, c’est une œuvre vouée à l’incomplétude, à l’inachèvement12. Enfin, dans le cas d’un auteur translingue comme Santiago H. Amigorena, l’œuvre porte en elle la trace d’une « mondialité », autrement dit assume son « étrangeté » en inquiétant sa propre langue d’écriture par d’autres langues13. À ce titre, un « écrivain-monde » est donc celui qui a ingéré toutes les conditions de production d’une œuvre-monde, et qui par des moyens stylistiques, serait capable de donner à voir ce « faire monde », et par là même son « faire habiter ».

C’est le cas de l’écrivain Santiago H. Amigorena et de son vaste projet, baptisé Le Dernier texte, dont la publication a débuté en 1998 aux éditions P.O.L. Toujours en cours d’écriture, l’œuvre est actuellement composée de 13 volumes14 dont l’architecture reste cependant profondément mouvante. Ce projet autobiographique hors-normes raconte le devenir d’un narrateur mutique, Santiago, depuis sa naissance jusqu’à son entrée dans l’âge mûr en passant par ses exils, s’attachant à ses amours et ses amitiés, ses ambitions, ses joies, ses défaites,  narrateur qui ne désire rien moins que de faire surgir un monde de son nombril : « Anticurieux de naissance, regardais-je déjà mon nombril pour en faire un monde ? » (EL, p. 115). L’auteur affiche ainsi très clairement son projet autobiographique, qui se centrera sur les aventures du « taciturne Santiago H. Amigorena » (EL, p. 11). Égotique à souhait, l’histoire tournera donc autour du même nombril, et en prendra même la forme.

À travers une approche géopoétique, nous questionnerons le rapport étroit qui unit écriture autobiographique et géographie dans l’œuvre de Santiago H. Amigorena, tant sur le plan de la diégèse que sur la forme du projet. Le Livre s’érige, en effet, comme métaphore du monde au moment de s’ancrer dans une géographie physique intime, mais aussi d’en mimer la rotondité et l’ambivalence cyclique. En outre, à partir d’une approche intertextuelle, il s’agira de montrer comment l’auteur accroît son propre monde romanesque en prenant appui sur un vaste réseau intertextuel d’œuvres elles-mêmes « mondes », et s’affirme par là même comme écrivain-monde. Enfin, par une approche stylistique, nous montrerons concrètement comment l’auteur « fait monde », et tente même d’« habiter » sa page, et ce, par divers indices (travail de spatialisation poétique, hybridations linguistiques et élaboration d’un dictionnaire intime…).

 

I. Le Dernier texte, une « fiction encyclopédique15 » : construire son monde

Anticurieux de naissance, regardais-je déjà mon nombril pour en faire un monde ?

Dès le « Au lecteur » d’Une enfance laconique (1998), le narrateur noue un pacte autobiographique16 avec son lecteur, Santiago se présentant à la fois comme le narrateur, le personnage et l’auteur de son récit. En outre, sa volonté d’enquêter sur le terrain se manifeste explicitement dans sa manière de « fouill[er] dans chaque dossier, […] de feuillet[er] chaque cahier […] » (EL, p. 10-11), et ce, dans le but de s’approcher au plus près de sa mémoire intime. Le narrateur affirme alors la volonté de « restituer  [s]a vie de la première à la dernière syllabe » (EL, p. 9) et de faire « le portrait de l’homme qu’ [il est] […] d’après nature et dans toute sa vérité17 » (EL, p. 9). S’inscrivant directement dans les pas de Jean-Jacques Rousseau et de Montaigne, devenant à son tour la matière consubstantielle de son Livre, et n’ayant pour ce projet qu’une finalité « domestique et privée18 » (EL, p. 9), le narrateur entend se libérer de ses maux par l’écriture : « J’écris pour me défaire, non pour donner » (EL, p. 9) . Il s’agit notamment de cette « douleur autre que dentaire », qui est synonyme de son arrachement à la langue maternelle. Qualifiant tour à tour son projet d’« odyssée intime19 », de « mémoires et œuvres complètes d’un narrateur silencieux20 », puis d’« autobiographico-encyclopédie » (LPF, p. 477), l’auteur assume pleinement son « (auto)encyclomanie ». Le narrateur Santiago est, à ce titre, collectionneur de poèmes, de textes de jeunesse et d’écrits ancestraux, faisant de son récit une véritable « œuvre-musée ».

Toutefois, sa quête de « vérité » est sans cesse menacée par une mémoire parcellaire, qui l’oblige à réécrire son histoire personnelle, à traduire les textes de ses ancêtres, à imaginer à partir d’archives, à envisager de nouvelles cartographies. Si l’auteur se refuse à parler d’ « autofiction21 » pour qualifier son œuvre, nous le rattacherons à ces « fictions encyclopédiques22 », qui se distinguent notamment par leur ambition totalisante (écrire une œuvre à l’échelle d’une vie entière), leur désir de collection (textes, objets, souvenirs, lieux…) et qui véhicule déjà, par ce seul critère générique, l’idée d’une œuvre-monde23.

 

À la recherche de l’espace perdu

Ce projet autobiographique se double du désir de s’ancrer dans une géographie physique. Chaque souvenir renaît à partir des déambulations de l’auteur dans un lieu du passé, faisant de ce projet, une « fiction encyclopédique » étroitement liée à la question de l’espace. Dans Une Adolescence taciturne (2002), le narrateur déclare : « Débordant de silence, il me fallait faire terre. Alors j’écrivais. » (AT, p. 94). Il affirme que : « [l]e Dernier texte doit [lui] donner la faculté de posséder de nouveaux espaces, des espaces illimités » (AT, p. 218). Le narrateur en vient même à désirer « ce temps sans temps où l’espace règnera seul sur [s]a vie et le monde » (AT, p. 223). Dans La Première défaite (2012), il est aussi question de partir, non pas à la recherche du temps perdu, mais bien de l’espace dérobé24. En effet, Le Dernier texte construit sa géographie intime et déploie un véritable imaginaire cartographique. Le lecteur est alors invité à suivre les déambulations du narrateur :

Seul et en silence, je quittais le 9 bis, boulevard du Montparnasse et, méticuleusement, j’empruntais une rue après l’autre, comme ces Indiens d’Amazonie qui, dit-on, […] n’effectuent que de minuscules trajets et reviennent toujours au point de départ avant d’en faire un nouveau. Moi aussi […], je sortais de chez moi, descendais la rue du Cherche-Midi jusqu’à la Croix Rouge, puis la remontais. Je repartais ensuite, remontais la rue de Vaugirard jusqu’au fin fond du provincial XVe et revenais sur mes pas. Et encore une fois, je reprenais mon chemin, descendant le boulevard des Invalides jusqu’à l’esplanade, ou remontant le boulevard du Montparnasse, au-delà de l’immense chantier de la Tour, à travers ses nombreux avatars — Port-Royal, Saint-Marcel, Hôpital — jusqu’à la Seine25 (AT, p. 95).

Dans Les Premières fois (2016), tome qui recense le plus d’itinéraires, fréquemment parisiens, le narrateur cite explicitement les œuvres perecquiennes, et notamment Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), œuvre dans laquelle Georges Perec se rend place Saint-Sulpice à différentes heures du jour et tente d’écrire « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages26 ». Non seulement ces itinéraires décrits montrent l’importance des déplacements du narrateur, mais ils nous informent aussi sur la façon dont le narrateur se déplace, quadrille son périmètre, à savoir en faisant des allers-retours d’une rue à l’autre ; ou bien en tournant littéralement en rond, épuisant en quelque sorte l’espace, la plupart du temps de son quartier, ou d’un arrondissement parisien. La marche, comme principal moteur de la résurgence du souvenir et de la mise en écriture, est une pratique récurrente chez l’auteur lui-même :

Si je pouvais, si j’avais le temps, je passerais ma vie juste à parcourir le monde en allant aussi bien dans des villes que dans des villages ou dans des routes désertiques, parce que j’aime marcher sur la terre […]. J’aime bien ce sentiment de possession de l’espace qu’on a quand on bouge, tout simplement. Je pense que dans l’écriture, je fais un peu la même chose27.

Ainsi, le geste d’écriture semble-t-il directement relié à l’implantation géographique, attestant d’un rapport étroit entre l’écriture du souvenir et l’ancrage géographique.

 

Cyclicité et monstruosité formelle

La forme du projet semble répondre à l’ambition totalisante du récit qui s’opère à l’échelle d’une vie. Aussi, la diégèse n’est-elle pas seulement impactée par la métaphore spatiale. Cette dernière impressionne aussi la forme du projet en écriture. En effet, l’auteur opte pour un format hors-normes, qu’il annonce dès son « Au lecteur » (1998) :  « autant vous prévenir, vous aurez droit à la totale : le premier cauchemar, la première lettre, le premier exil, les premières amours, le second exil, les premiers textes, le premier amour, la première défaite » (EL, p. 9). Force est de constater que, même si l’auteur a fait le choix de modifier certains titres, il a conservé, d’un point de vue thématique, la majeure partie de la structure annoncée à la parution du premier tome28.

Comme le rappelle Thomas Conrad, dans Poétique des cycles romanesques, le roman se situe du côté de l’expansion29. Il favorise l’ambition totalisante, notamment par les multiples digressions qui le parcourent, le récit sans limites, la construction de réseaux de personnages et d’actions. Ainsi, pour désigner la poétique du cycle romanesque, Thomas Conrad parle-t-il de « poétique de la totalité30 ». Il définit le cycle en ces termes : « Nous envisagerons le cycle comme le résultat d’une dynamique de mise en relation des textes les uns avec les autres, comme l’effet de relations cycliques31 ». Si l’on se centre sur la structure, et notamment sur les phénomènes de renvois entre les différents opus (réapparition des lieux, des personnages, de certains souvenirs…), on constate que le cycle s’autogénère. Dans le cas du Dernier texte, sa cyclicité est, en effet, visible dans l’attention portée à la réapparition des mêmes personnages32 (Pepe l’avaleur de verre, l’ami et interprète Daniel, Sebastian le frère du narrateur, Philippine l’amante…), Santiago figurant en tête de liste ; mais aussi des lieux (le plus souvent répartis entre l’Amérique du Nord et du Sud et l’Europe), des souvenirs (une dispute dans le jardin Botánico à la balançoire, une dispute dans les Halles de Paris, le rendez-vous chez le dentiste à Punta del Gorda, les vacances à l’hôtel de Punta del Este, le caprice du camion rouge…) qui, revenant de tome en tome, garantissent l’unité du cycle, participent de son identité et font du Dernier texte une œuvre qui tourne sur elle-même, se fait écho sans cesse.

En outre, au niveau de la macrostructure, le Dernier texte se divise en cinq parties, pour la plupart inégales, et affiche une fragmentation. À ce projet-tronc s’adjoignent de nombreuses annexes33, qui viennent le compléter. En cela, ce cycle autographe34 fait monde car il mime la circularité de la Terre, tout en prenant acte de son ambivalence : il est à la fois soucieux d’unité et intrinsèquement divisé.

 

II. Réécrire, collecter, accroître son monde

Le monstre de la collection

Si « chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, un échantillonnage de styles, où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possible[s]35 », Santiago prend vite la posture d’un collectionneur compulsif. La section 23, issue de « La Première lettre » dans Une enfance laconique, en porte le nom : « 23. Les collections ». Véritable « monstre de la collection36 », le narrateur va donc énumérer ses différentes collections personnelles :

Pendant le plus clair de ma vie, j’ai fait des collections ; des collections de pierres, de coquillages, d’emballages de sucre, d’étiquettes de vins, de boîtes de sardines, de timbres du Sénégal, de cendriers en porcelaine, de tire-bouchons en métal, de canifs en corne, de trombones en tout genre, de stylos à bille, de coquetiers, d’imbéciles, d’hameçons, de monnaies encore en usage, puis, comme mon père, je me limitai aux livres anciens, aux envois, aux autographes, aux manuscrits et aux ex-libris. Vous me direz, érudits lecteurs, poissons amarrés et poissons perdus, que de cette maladie aussi le dictionnaire aurait pu me soigner, mais même lorsque je sus que le mot collection, dans le vocabulaire médical, désignait les amas de pus, je ne fus guère guéri : je collectionnai toujours37 (EL, p. 144-145).

Certains objets collectés incarnent un potentiel romanesque. Le narrateur déclare : « Je me souviens encore de l’onglier en cuir parme de ma mère [qui] semblait contenir le mystère du monde » (PE, p. 141). Outre le fait de collectionner des objets, le narrateur profite de son récit pour partager ses archives personnelles. Récits ancestraux (le journal de bord du Señor José Francisco de Amigorena, La Tauromaquia del Poeta, Sumaria Alegoría de Horacio de Amigorena …), mais aussi écrits plus intimes (Le journal de la Classe, dans lequel le narrateur recense tous les couples récemment formés, des lettres souvent déchirantes rédigées sur les quais ou dans la chambre de l’île Saint-Louis, des poèmes d’amour, des traductions de poèmes, des fragments de carnet de voyage…) vont entrecouper le récit. Ce découpage très joycien, rappelant la technique de la colle et des ciseaux, va fragmenter le récit. Tous ces textes insérés participent d’une mythologie familiale, qui font du héros le centre de son monde. En cela, le récit de Santiago H. Amigorena assume, encore une fois, son « (auto)encyclomanie ».

 

« Lire perchés sur notre gomero » : la naissance d’un fictionnaire

Avide lecteur, Santiago passe ses journées perché en haut d’un gomero, situé dans sa maison d’enfance à la croisée de deux adresses (1017 calle Parra del Riego et 1018 et le bulevar Artigas), à Montevideo (Uruguay). Ce grand arbre aux branches noueuses et protectrices devient rapidement un « univers » (PE, p. 91), voire un « monde » (PE, p. 86) aux yeux du narrateur :

Cet arbre immense, maison, foyer, refuge, et aussi monde, forêt vierge, Himalaya, cet arbre foisonnant où j’appris à écrire et à penser, à contempler et à écouter, cet arbre dont chaque ramification me devenait si familière qu’aujourd’hui encore j’éprouve parfois la sensation physique de me fondre entre ses branches dès que mon corps trouve le confort d’un confort ou d’un canapé, cet arbre qui m’était plus intime et plus douillet que n’importe quel lit – cet arbre, aussi, j’aimais à le blesser (PE, p. 86).

C’est au cœur de ses branches que Santiago va progressivement mûrir divers projets d’écriture, faisant de son récit une somme de microfictions dont il laissera les traces dans les différents tomes du Dernier texte. Animalies amoureuses, dictionnaire étymologique intime, projet de roman sur la seule et improbable rencontre d’Emmanuel Kant et Emanuel Swedenborg vont ainsi s’entrecroiser et complexifier le récit, dévoilant un narrateur en train de se chercher dans l’écriture, en train de se faire écrivain.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la chambre de son voisin Tommy, où se trouve la fameuse machine à écrire sur laquelle le narrateur rédigera ses premiers textes, ait vue sur le gomero de Santiago. Cet arbre constitue une source d’inspiration et file la métaphore de l’écriture comme ancrage territorial. Petit à petit, « les heures passées sur le gomero » se mélangent au « crépitement de la machine à écrire » (PE, p. 178). De fait, le projet d’écriture de Santiago s’apparente à un « fictionnaire », autrement dit à « un chantier à fiction, puisqu’il rassemble par citations interposées de nombreuses sollicitations narratives, en proposant des amorces de récit et des atomes de rêverie38 ». Il collectionne en son sein divers projets poétiques et romanesques avortés, qui annoncent le Livre à venir.

 

Le Livre de tous les livres

Comme le souligne Antoine Compagnon, « toute citation est d’abord une lecture – de manière équivalente, toute lecture, comme soulignement est une citation39 ». À ce titre, le narrateur se saisit de toutes ses heures passées à lire sur son gomero pour insérer dans son propre récit des citations d’autres auteurs. En effet, en complément de ses archives personnelles, le narrateur ne compte rien moins qu’intégrer la mémoire de plusieurs siècles de littérature. Parmi les auteurs les plus largement pastichés, cités, Marcel Proust et Joyce arrivent en tête de liste40, suivis par Georges Perec, Jorge Luis Borges et Jacques Roubaud. Il paraît difficile d’être exhaustif tant les opus regorgent de citations, d’emprunts, d’allusions, signalés ou non par l’auteur. « [N]e pouvant écrire qu’en citant d’autres textes, éprouvant toujours le besoin de dissimuler [ses] obsessions derrière des formes et des figures empruntées à d’autres âges » (EL, p. 43), le narrateur se présente, dès le premier tome, comme un copiste prolifique.

Le concept d’ « intertextualité », introduit par Julia Kristeva dans Seméiotikè, Recherches pour une sémanalyse (1969), désigne le « croisement dans un texte d’énoncés pris à d’autres textes41 ». Plus largement, Kristeva déclare que « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte42 ». En réalité, elle reprend l’idée de Mikhaïl Bakhtine, qui avait parlé de « dialogisme » pour désigner cet entrelacement de voix qui parcourt un récit. Philippe Sollers, dans Théorie d’ensemble, dira également que « tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur43 ». Prenant acte de ces quelques définitions, il convient d’observer comment l’auteur se saisit de ses intertextes et choisit ou non de les signaler. La plupart du temps, Amigorena préfère la suggestion et l’absorption44. En d’autres termes, si l’italique reste le moyen le plus explicite pour indiquer la présence d’une citation autre que la sienne, l’auteur joue avec son lecteur, et ne lui signale que quelques mots en italiques, voire choisit de ne rien signaler du tout. Dans ce dernier cas, l’auteur pastiche, procède à une réécriture, obligeant le lecteur à se montrer herméneute. Il s’agit d’un véritable processus d’assimilation progressive qui se joue ici, comme si l’auteur partageait son monde le temps de la lecture et que le lecteur, en le lisant, intégrait en lui-même les références culturelles rencontrées.

En choisissant de ne citer, la plupart du temps, que des œuvres elles-mêmes mondes comme À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, ou bien Le Grand incendie de Londres de Jacques Roubaud, Amigorena s’inscrit dans l’héritage des œuvres-mondes, accroît son propre monde romanesque, et s’affirme écrivain-monde.

 

III. Ancrer le monde : faire habiter

Le visionnaire aléphique

À peine sorti du ventre de sa mère, le narrateur est ce « visionnaire aléphique45 » (EL, p. 72), c’est-à-dire capable d’engendrer des mondes, et ce, par la création d’une nouvelle langue, qui garantirait l’unité. Dans le Dernier texte, le narrateur est souvent sujet à des épisodes visionnaires. L’univers apocalyptique impressionne, plus largement, l’écriture du projet : en témoigne Mes derniers mots (2015), véritable fiction apocalyptique où l’auteur met en scène la  mort de son propre narrateur.

Dès le départ, le narrateur se dit en retrait du monde, est marginalisé vis-à-vis de ses camarades (1978) et semble doté de facultés supérieures. Narrateur mutique46, Santiago est « né par césarienne, les cheveux longs, et une main dans la bouche » (EL, p. 72). L’historien Alain Corbin voit dans le silence le moyen de dialoguer avec les cieux47, et par là même de créer, d’imaginer des mondes. Dans Une adolescence taciturne (2002), le narrateur va revivre l’Apocalypse selon Saint Jean en voyant des mots flotter autour de lui dans la grotte de Patmos : « Au soir, les mots » (AT, p. 203). Il se rend compte à cet instant précis de la mobilité du langage. Peu de temps après, alors qu’il éprouve la solitude sur l’île de Psiliamos, à Patmos, le narrateur aperçoit une jeune femme, qui suscite son désir. À cet instant précis, l’auteur met en place un décor de fin de monde : « comme si chaque geste eût été le dernier, comme si le temps fût aboli et que chaque geste eût été éternel » (AT, p. 195). À demi dans l’eau, il aperçoit des « corps éparpillés comme des tissus sales sur le sable », présageant peut-être des présences cadavériques sur la plage48.  Devenu « le dernier homme » face à la mer, il semble se fondre avec la Nature :

Devenu soudain le dernier homme, je contemplais la fin des temps : non plus l’avancée et le retrait des eaux sur la grève, mais le va-et-vient infatigable de la mer à travers un temps de nouveau sans histoire (AT, p. 195). 

Relié symboliquement par le cordon ombilical à la terre, il se régénère : « Je sentais la tiédeur de l’eau salée sur mes genoux à mon nombril » (AT, p. 195-196). Il éprouve, enfin, la sensation de posséder la terre entière :

Ce fut sans doute à cet instant que Patmos [l’île] commença de m’appartenir. Ce fut là, non pas par la risible possession physique de la mer entière, mais après, par le regard nouveau que je levai sur cette nouvelle terre, que je commençai de me l’approprier (AT, p. 196).

Aussi, le « flux de semence » (AT, p. 196), trace visible de la première éjaculation du narrateur en ce monde, devient-il le terreau d’une nouvelle terre. Le narrateur devient en quelque sorte géniteur de ce nouveau monde, dont il se semble le maître. Cet épisode marque le passage du monde de l’enfance à celui de l’adolescence. Mais cette semence n’a pas fait que régénérer la Terre, elle marque également le début d’un renouveau stylistique : « à partir de cette éjaculation marine, j’allais inonder le monde, plus encore qu’auparavant, de milliers de textes courts » (AT, p. 196). Et, en effet, le quatrième tome du projet, Le Premier amour (2004), sera l’occasion d’expérimenter les textes courts, et notamment les calligrammes. Des scènes similaires vont se reproduire dans les autres tomes, amenant le narrateur à créer des mondes tout en en annihilant d’autres.

 

Le dictionnaire étymologique intime

Ayant bien conscience que la création d’une terre passe d’abord par l’élection d’une langue, l’auteur s’emploie à reparcourir les définitions du Petit Robert dans Le Premier amour (2004). La mission se veut ludique, puisque l’auteur se plaît à lire des centaines de définitions chaque nuit qui, au contact de ses réflexions, s’allongent et deviennent des définitions qui lui sont propres. Le narrateur écrit, en effet, à l’encre, des mots d’amour et des morceaux de définitions sur le ventre endormi de son amante. Le narrateur parle de son entreprise comme d’un « jeu sur son corps, dicté par l’impétuosité du désir » (PA , p. 199). Dans une lettre qui suit, le narrateur va énoncer les conditions de ce jeu sensuel et linguistique :

Cette longue après-midi dominicale collé, cousu, attaché, agglutiné à ton corps, m’a fait comprendre que dans ma longue lecture nocturne du dictionnaire quelques pages fondamentales m’avaient échappé. Aveuglé par la contiguïté cunéiforme-cunninligus, j’ai omis de lire convenablement, et de convenablement commenter, les 735 mots qui occupent mon édition de 1976 du Petit Robert de la page 319 à la page 350. Voici le jeu que je te propose pour cette nuit : installé entre tes cuisses de comtesse, je vais lire et commenter sur le cahier ces trente et une pages, et entre chaque mot, pour un temps similaire à celui que m’auront pris la lecture et le commentaire, je passerai de la langue commune et écrite à ma langue orale vernaculaire. Oui, voici la règle que tu liras seulement si je perds (c’est-à-dire si je te réveille) : je vais te lécher de la plus intermittente et interminable manière en essayant que ton plaisir soit aussi immense que celui que seuls peuvent procurer les rêves les plus intemporels49 (PA, p. 227-228).

Suite à cette annonce, le Dernier texte prend des allures de dictionnaire sur dix-huit pages, interrompant de fait le récit initial (PA, p. 228-246) par l’imaginaire du dictionnaire. Tous les mots cités commencent par la racine « CON- », que le narrateur s’amuse à souligner en gras, ou bien à détacher du reste du mot. Chaque définition respecte l’écriture traditionnelle du dictionnaire, à savoir la mention du terme, l’étymologie du mot, puis une définition. Or, Amigorena détourne le genre lors de la dernière étape : après avoir recopié la définition scientifique du mot, il ajoute sa propre définition, plus sensuelle et souvent en lien avec ses ébats avec Philippine. C’est en cela qu’il crée son « dictionnaire étymologique intime ». Par exemple, le substantif « concombre » est défini de cette façon : « Plante herbacée rampante. Le fruit de cette plante qui se consomme comme légume ou cru ». Or, très rapidement le narrateur délaisse l’aspect scientifique et dévie du propos en lui donnant un caractère plus sexuel et familier (« Cornichon (de corps et nichons) »), jusqu’à ajouter entre parenthèses sa propre définition qui prend souvent les traits d’un commentaire personnel ou d’une description érotique : « Après avoir humé longuement ta chevelure rebelle, je lèche lentement tes sourcils […] ». Ainsi, en mêlant énoncé scientifique et commentaires personnels, le narrateur crée-t-il des définitions inédites, se jouant du langage « car le langage ne peut jamais être sérieux50 ». Chaque mot fournit ainsi l’occasion de réinventer un sens, une histoire, de déployer de nouveaux imaginaires et d’inventer ce qu’il nomme sa « langue étrangère51 ». En érigeant une nouvelle langue, l’auteur parachève son monde.

 

S’ancrer dans la page : expérimentations poétiques et spatiales

Si « tout texte est dans l’espace52 », comme le rappelle Bernard Westphal, Santiago H. Amigorena prête une attention accrue à l’agencement de ses pages. Ce travail de spatialisation poétique des mots sur la page rend compte de ce désir d’investir la page blanche, d’y séjourner, et pourquoi pas d’y habiter en poète53. La posture de poète, ou plutôt de rhapsode, semble, en effet, la plus justifiée pour dire, formuler le monde puisqu’il est « celui qui coud les espaces les uns aux autres ; l’agent de liaison qui a souci de lier les espaces les uns aux autres, continûment, jusqu’aux limites du monde habité54 ». À ce titre, de nombreux calligrammes occupent le Dernier texte, et témoignent de ce désir de « bâtir des mondes » :

[…] le domaine de la géographie et celui de l’imaginaire, si éloignés l’un de l’autre, se trouvent associés plus étroitement l’un à l’autre, que ne l’est la folie de la sagesse. L’une des raisons à cela est que se bâtir des mondes, forme la plus notable du rêve éveillé, suppose que l’on investisse l’espace55.

Le premier calligramme apparaît dans Une jeunesse aphone (2000), alors qu’un étudiant vient d’être fusillé dans une rue devant Santiago et d’autres camarades par les forces armées uruguayennes. Ce premier calligramme fait office de tract politique de soutien au parti d’extrême gauche du Frente Amplio. Suite à ce premier événement traumatique, les calligrammes ne vont cesser de croître au fil des volumes, jusqu’à trouver leur paroxysme dans Le Premier amour (2004).

Parfois, le lecteur fait face à des pages blanches, avec des mots encadrés d’un blanc typographique. Cette mise en page donne l’impression d’un envol de mots, qui se retrouvent éparpillés sur la page. On dirait que l’emplacement choisi permet un certain type de sens, comme si l’auteur avait pris le même mot et qu’il s’amusait à le (faire) dériver en fonction de son positionnement sur la page. Cette disposition prend un aspect ludique et le narrateur se plaît à jouer avec les sonorités qu’il découvre : « fjord », « flacon », « flafla » et « flag » (PA, p. 225). En outre, poésie et corporéité entretiennent un rapport étroit, voire intime, puisque certains calligrammes miment le corps des amants et même leurs ébats. Il est ainsi fréquent d’observer la pente d’une phrase qui survient subitement, car le narrateur, en plein ébat, dévie la trajectoire de son stylo sur le corps de l’amante.

Finalement, dans la mesure où le narrateur se présente comme un « lieu qu’il n’ose plus visiter » (EL, p. 11), et qu’il se dit en quête de l’unité perdue, d’une Babel de cendres, on peut se demander si par le biais de ces calligrammes, Santiago H. Amigorena ne procède pas à une tentative de reterritorialisation, après avoir subi la déterritorialisation56 imposée par l’exil, en investissant l’espace paginal. De fait, le narrateur montre son désir de faire de l’espace paginal son territoire. Son propre corps devient un terrain d’expérimentation au même titre que celui de son amante, jusqu’à le mutiler avec la plume du stylo et faire de son sang l’encre-même. Le corps devient donc à la fois la trace et le lieu où s’exprime le désir de séjour sur et par la page.

 

Pour conclure, la poétique « monde » du Dernier texte de Santiago H. Amigorena se déploie à divers niveaux. Ce projet encyclopédique recense des lieux, des intertextes et propose en son sein et par sa forme de nombreux espaces où habiter. En s’érigeant en narrateur hégémonique, Santiago devient le géniteur de plusieurs mondes au sein même de l’univers du Dernier Texte. Quant à l’attention portée à la spatialisation poétique, à l’hybridation linguistique et à la création d’une langue unique, elle fait de l’espace paginal un espace habité (par des lieux, des voix, des vers…) mais surtout un espace habitable. Il semblerait que, par ailleurs, dans les derniers tomes, le narrateur fasse de l’île de Patmos sa terre d’élection, sa « patrie » (PA, p.  331). La structure annoncée le prouve puisque le dernier chapitre se nommera « Patmos », île-muse qui inspira nombre de poètes et d’écrivains. Ce dernier indice atteste définitivement de l’ancrage géographique et littéraire de ce projet d’écriture. Le Dernier texte est la trace d’une mesure du monde, à la fois vécu, rêvé, écrit, mais aussi d’un désir territorial puisqu’il est bien question de s’implanter quelque part, de se reterritorialiser tant sur le plan de l’espace que de la langue, et par là même de redevenir l’Un. En cela, la poétique de Santiago H. Amigorena rejoint les dires de Georges Perec, qui dans Espèces d’espaces écrivait : « Écrire : [c’est] essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes57 ».

 


Notes et références

 

1 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS, 2015, p. 46.

2 Jacques Dubois, Les Romanciers du réel, Paris, Paris, Le Seuil, 2000, p. 13.

3 Ibid.

4 Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman, 1829-1836, Paris, Honoré Champion, 2003.

5 Tiphaine Samoyault, Romans-mondes, les formes de la totalisation romanesque au XXe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Neefs, soutenue à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis le 14 décembre 1996 (3 vol.).

6 Tiphaine Samoyault, Excès de roman, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 1999, p. 179.

7 Tiphaine Samoyault, « La Reprise (note sur l’idée de roman-monde) », Romantisme, n°136, 2, 2007, p. 95.

8 Marie-Ève Thérenty, « Avant-Propos », Romantisme, n°136 : « L’Œuvre-monde au XIXe siècle », 2, 2007, p. 13.

9 Laude Ngadi Maïssa, L’Œuvre-monde d’Olivier Rolin, posture et art poétique d’un écrivain-monde, Caen, Passage(s), 2022.

10 Les travaux sur les « cycles » romanesques participent de cette réflexion, tels ceux de Thomas Conrad, Poétique des cycles romanesques de Balzac à Volodine, Paris, Classiques Garnier, 2016, ou antérieurement la thèse de doctorat de Christophe Pradeau, L’Idée de cycle romanesque : Balzac, Proust, Giono, soutenue à l’Université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis en 2000.

11 Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, Éditions José Corti, « Les essais », 2015 ; Anne Besson, Vincent Ferré et Christophe Pradeau, Cycle et collection, Paris, L’Harmattan, 2008.

12 Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques, op. cit., p. 27 : « L’on peut bien rêver d’un monde classé et inventorié, entièrement ordonné et recensé, le geste encyclopédique confronte à la difficulté, sinon à l’impossibilité de se rendre compte dans un seul livre du foisonnement du réel […] L’ivresse de l’inventaire et la frénésie de l’énumération, qui commandent à la collecte encyclopédique, fait peu à peu naître le soupçon qu’il y aura toujours un manque à savoir, qui fera défaut aux plus vastes sommes ».

13 José Ortega y Gasset, « Miseria y esplendor de la traducción », in La Nación, 1937. Essai traduit et publié en France seulement en 2013 : José Ortega y Gasset, Misère et splendeur de la traduction, Paris, Traductologiques, Les Belles Lettres, 2013 (trad. François Géal) ; Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, Folio essais, n° 68, p. 297-298. (Première publication posthume en 1954). « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux. »

14 Actuellement, le projet est toujours en cours d’écriture. Les quatre premières parties du projet-tronc, Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne, Une maturité coite, ont été publiées, ainsi que de nombreuses annexes. La dernière partie du projet-tronc est en cours de rédaction. Elle se nommera mystérieusement « la 6e partie » en hommage à l’ellipse qui survient dans le Temps retrouvé, juste après que le narrateur proustien a formulé le projet d’écrire son grand-œuvre, et qu’il a été invité à une matinée chez la princesse de Guermantes, - épisode connu sous le titre du « Bal de Têtes », où le narrateur se rend compte qu’il ne reconnaît plus les personnages qu’il a connus notamment du fait de l’altération de leur corps, de leur vieillissement. Les noms des œuvres seront respectivement abrégées de la manière suivante : EL (Une enfance laconique), JA (Une jeunesse aphone), PE (Le Premier exil), AT (Une adolescence taciturne), LPF (Les Premières fois), PA (Le Premier amour) et LPD (La Première défaite).

15 Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques, op. cit.

16 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Points », 1996.

17 C’est l’auteur qui souligne. L’italique est le code typographique le plus utilisé dans le Dernier texte pour indiquer les intertextes. Il s’agit ici d’une référence explicite aux Confessions (1712) de Jean-Jacques Rousseau, où il écrivait : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi ».

18 C’est l’auteur qui souligne. Il s’agit d’une citation explicite issue du « Au lecteur » des Essais (1580) de Montaigne.

19 Thierry Guichard, « Toutes nos vies à écrire », Le Matricule des Anges, n°206, sept. 2019, p. 16.

20 Ibid.

21 Thierry Guichard, « Toutes nos vies à écrire », Le Matricule des Anges, n°206, sept. 2019, p. 20. Santiago H. Amigorena déclare : « Je dis souvent que je ne comprends pas ce qu’on appelle “autofiction”. Je ne comprends pas ce que cela propose de nouveau par rapport aux siècles d’écriture qui l’ont précédée […]. J’ai créé un personnage, l’auguste crapaud graphomane Santiago H. Amigorena, dont la vie est identique à la mienne. Tout ce qu’il a vécu, je l’ai vécu – dans ma chair ou dans mon esprit. Est-il plus beau, plus intelligent, plus précoce que je ne l’ai été ? Bien sûr. Est-ce que cela permet au lecteur, lorsqu’il suit ses aventures et ses pensées, de comprendre mieux telle époque, tel lieu, telle idée, tel sentiment, ou d’apprécier davantage tel livre, tel tableau, sa vie-même ? Est-ce que, tout simplement, cela rend ce personnage plus vrai que je ne le suis ? Je l’espère. » Vincent Colonna, L’Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature. Thèse dirigée par Gérard Genette, Paris, EHESS, 1989 ; Autofiction & autres mythomanies littéraires, Auch, éd. Tristram, 2004. Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, Paris, éd. Seuil, « Poétique », 1977. Mounir Laouyen, « L’autofiction : une réception problématique », in Audet, René, et Gefen, Alexandre, Frontières de la fiction, Bordeaux, éd. Presses universitaires, 2002, p. 339-356.

22 Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques, op. cit.

23 Ibid., p. 33. À ce propos, Laurent Demanze lie le genre encyclopédique à celui du Livre-monde : « […] l’encyclopédie est désormais livre-monde ou livre-monstre, qui tente d’embrasser l’étendue, d’inventorier les connaissances et d’archiver les temps révolus. Entre ambition de totalité et désir d’exhaustivité, elle compose et concentre une bibliothèque qui contiendrait tous les livres : Musée de la mémoire humaine ou Livre des livres. »

24 Né en 1962 à Buenos Aires (Argentine), Santiago H. Amigorena subit en effet successivement dans son enfance deux exils politiques, suite à la mise en place d’une dictature militaire en Argentine : sa famille fuit en Uruguay, à Montevideo (en décembre 1967), avant de s’installer définitivement à Paris, en juin 1973. Dans la mesure où le narrateur du Dernier texte se présente comme une « une projection fictionnelle » de l’auteur, on comprend sa volonté de retrouver une terre perdue, notamment celle de l’enfance.

25 C’est l’auteur qui souligne. Le projet de recensement des itinéraires du Dernier texte donnera lieu à une restitution et à leur analyse dans la thèse. La mention de « l’immense chantier de la Tour » est ici polysémique. Certes, l’auteur renvoie concrètement à la Tour Montparnasse qui domine le XVe arrondissement parisien, mais il fait implicitement écho à la métaphore du projet d’écriture lui-même. L’auteur compare, en effet, son projet à une Tour de Babel brueghélienne, dont chaque chapitre écrit serait une pierre supplémentaire ajoutée à l’édifice.

26 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien [1975], Paris, Éditions Christian Bourgeois, « Titres », n°70, 2008, p. 10. Le narrateur du Dernier texte se montre sarcastique face à la vanité du projet de Perec, qui est de lister tout ce qui passe sous ses yeux en temps réel, à différentes heures du jour et de la nuit. Or, le projet de Santiago H. Amigorena possède cette même vanité. En effet, la mémoire étant parcellaire, et les souvenirs se transformant au fil du temps, il paraît difficile d’écrire sa vie des années plus tard sans réécrire, sans inventer des fragments.

27 Entretien du 12.12.2022, mené par Pauline Jankowski, au bureau d’écriture de Santiago H. Amigorena.

28 « Le Premier cauchemar » et « La Première lettre » sont en réalité les deux chapitres du premier tome Une enfance laconique (1998). Le Premier exil, paru seulement en 2021, vient combler du point de vue du temps de l’histoire le premier chapitre de la seconde grande partie Une jeunesse aphone (dont le second chapitre est Les Premiers arrangements). « Les premières amours » désigne les premiers émois du narrateur toujours dans Une jeunesse aphone.  « Le second exil » a été publié sous le titre Une adolescence taciturne qui est la troisième grande partie du projet (dont le second chapitre est Les Premières Fois). « Les premiers textes » fait référence à tous les textes de jeunesse qui parcourent le Dernier texte. Enfin, Le Premier amour et La Première défaite sont les deux chapitres de la dernière partie publiée à ce jour, Une maturité coite.

29 Thomas Conrad, Poétique des cycles romanesques de Balzac à Volodine, op. cit., p. 9.

30 Ibid., p. 12.

31 Ibid., p. 13.

32 Daniel Arranda parle de « personnages reparaissants » pour désigner les personnages qui réapparaissent de tome en tome dans les ensembles romanesques (Le Retour des personnages dans les ensembles romanesques : essai de synthèse, thèse de doctorat d’université, Paris III, 1997).

33 Actuellement, les annexes 1978 (2009), Des jours que je n’ai pas oubliés (2014), Mes derniers mots (2015), Le Ghetto intérieur (2019), Il n’y a qu’un seul amour (2020) ont été publiées ; et d’autres sont en prévision.

34 Un cycle autographe est écrit par un seul et même auteur.

35 Italo Calvino, Leçons américaines [1985-1986], citées en épigraphe dans Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques, op. cit., p. 287.

36 J’emprunte ici la métaphore à Valérie Montémont qui appelait l’écrivain Jacques Roubaud « Le démon de la collection ». Valérie Montémont, « Le démon de la collection », in Anne Besson, Vincent Ferré et Christophe Pradeau, Cycle et collection, op. cit. Je choisis de parler de « monstre » pour Amigorena car il se désigne lui-même par ce terme.

37 C’est l’auteur qui souligne. L’italique formalise ici une référence intertextuelle. Il s’agit probablement d’un clin d’œil au chapitre 89 de Moby Dick (1851), écrit par Herman Melville, qui s’intitule « Poissons amarrés et poissons perdus ». Herman Melville, Moby Dick [1851], Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1996.

38 Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques, op. cit., p. 122.

39 Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation [1979], Paris, Le Seuil, « Points Essais », 2016, p. 24-25.

40 Thierry Guichard, « Toutes nos vies à écrire », op. cit., p. 20 : Santiago H. Amigorena désire « réécrire pas à pas La Recherche comme Joyce a réécrit, chapitre après chapitre, l’Odyssée ». Non seulement il transpose les personnages proustiens dans son univers romanesque, mais il pastiche également la structure du projet. Plus largement, une pensée proustienne se dégage du Dernier texte (la façon d’aimer des personnages, le dédoublement des lieux et la façon de les nommer…).

41 Julia Kristeva, Seméiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Le Seuil, 1969, p. 115.

42 Ibid., p. 145.

43 Philippe Sollers, Théorie d’ensemble, Paris, Le Seuil, 1971, p. 75.

44 Tiphaine Samoyault, dans L’Intertextualité, Mémoire de la littérature (Paris, Armand Colin, 2011) distingue trois types d’intégration de l’intertexte dans le récit : le procédé d’ « intégration – installation » (source auctoriale explicite et code typographique pour signaler l’emprunt) ; l’« intégration – suggestion » (intertexte ou auteur seulement suggérés par un code typographique) ; l’« intégration – absorption » (pas de source auctoriale, pas de code typographique). Dans ce dernier cas, l’auteur pastiche ou réécrit un autre texte.

45 L’adjectif qualificatif « aléphique » est un néologisme. Il a probablement été créé à partir de la base substantive « aleph », qui est polysémique. C’est à la fois la première lettre de l’alphabet hébraïque, mais, c’est aussi un signe numérique, un nombre cardinal qui préfigure une certaine forme d’unité.

46 Cette topique du silence sera notamment mise en scène dans l’annexe Le Ghetto intérieur, où le mystère du silence du narrateur est levé.

47 Alain Corbin, Histoire du silence : de la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016.

48 Ce sont en réalité des touristes allongés sur le sable de la plage de Psiliamos. L’emploi du substantif « corps » sème néanmoins le doute et rend la scène macabre.

49 C’est l’auteur qui souligne.

50 Thierry Guichard, « Toutes nos vies à écrire », op. cit., p. 18.

51 Il est à noter que l’œuvre est traversée par une « mondialité » au sens d’une diversité linguistique. Véritable polyglotte, l’auteur parle diverses langues (anglais, espagnol, français, italien…). Santiago H. Amigorena met en scène cette polyphonie au sein même du récit, alternant entre l’espagnol maternel et le français d’adoption, mais aussi en insérant des chansons en italien, ou encore en recopiant des lettres grecques.

52 Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2007.

53 Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser » et « l’homme habite en poète, in Essais et conférences [1954], Paris, Gallimard, « Tel », 2013.

54 Bertrand Westphal, La Géocritique, op. cit., p. 63. L’auteur reprend ici une idée énoncée par François Hartog dans Le Miroir d’Hérodote [1980], Paris, Gallimard, « Folio », 2001.

55 Ibid., p. 58.

56 Les deux concepts de « territorialisation » et « déterritorialisation » ont été théorisés chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux [1980], Paris, Éditions de Minuit, « Critique », 2007.

57 Georges Perec, « Espace (suite et fin) » in Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2012, p. 180.

 


À propos de lautrice

Pauline Jankowski est en première année de doctorat en « Littératures françaises, comparées spécialité littérature française », sous la direction de Mme Marie Joqueviel-Bourjea. Sa thèse porte sur le projet littéraire de Santiago H. Amigorena, et s’intitule : « Santiago H. Amigorena : Le Dernier texte, un projet-monde ». Elle a consacré un premier mémoire, publié en ligne, à l’étude des adaptations littéraires au cinéma, à l’inter/transmédialité et aux postures des écrivains contemporains sur la scène médiatique. Elle s’est ensuite intéressée aux œuvres-mondes contemporaines, et aux liens entre littérature et géographie (géopoétique, géocritique, l’habiter en littérature). Elle travaille depuis le master 2 sur le projet littéraire de Santiago H. Amigorena. Par ailleurs, elle assure des missions d’enseignement de FLE (Français Langue Étrangère) à l’Université des Sciences de Montpellier.

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