En 2004, la sortie du Pôle Express (The Polar Express, Robert Zemeckis) a permis au public de se familiariser avec la notion de “performance capture”, héritière directe de la “motion capture” (le terme anglo-saxon “mocap” désigne ces deux techniques de manière indifférenciée). Cette substitution terminologique souligne l’importance conférée au jeu et à la représentation de l’acteur dans le développement de cette nouvelle technique. Alors que la motion capture consistait en l’enregistrement numérique des attitudes, gestes, mouvements et postures de l’acteur et en leur transposition sur un personnage de synthèse, la performance capture ajoute à ce principe un système d’enregistrement du visage. Comme l’explique Justin Baillargeon : « [L]a performance capture se concentre sur les expressions faciales d’un acteur, tandis que la motion capture capte uniquement les mouvements corporels. Les moindres expressions du visage sont enregistrées, puis implantées au maquillage numérique d’un avatar de synthèse, à l’aide de marqueurs positionnés sur le visage d’un acteur. La performance capture se démarque alors de la motion capture par l’implication totale d’un acteur durant le tournage du film (…), ainsi que
En se concentrant sur le visage de l’acteur, la performance capture reprendrait à son compte une double-fonction propre au masque que nous souhaiterions développer au sein de cet article. Une fonction plastique, d’abord, en lien avec l’acte de modelage ou de création d’un faciès ; une fonction symbolique, ensuite, en lien avec l’interprétation du masque comme objet unique, doté d’une personnalité propre qui lui assure son autonomie esthétique. À partir de l’exemple du masque numérique, nous verrons que ces deux fonctions ne sont pas antinomiques mais assurent une complémentarité qui se place sous le signe d’une réversibilité discursive et visuelle. Nous verrons que le masque de synthèse en tant qu’objet plastique se présente comme une image tout à la fois capable de soutenir des intentions qui les dépassent et de projeter un imaginaire qui lui est propre. Parce qu’il est déterminé par les expressions faciales d’un acteur, nous verrons que le masque de synthèse assure d’abord la reconnaissance de certains traits individuels qui renvoient principalement à l’identité de l’acteur. Enfin, nous verrons que loin de s’opposer, ces deux approches établissent une fusion à même de soutenir une définition du masque comme image virtuel
Une plasticité duelle
Le masque numérique se démarque du masque traditionnel par une malléabilité qui
Plus qu’à la rigidité du masque antique alors, le masque numérique se rapporterait à la souplesse du voile qui se superpose aux traits de l’acteur pour afficher une surface a priori neutre mais mobile et en cela sensible aux variations émotionnelles que projettent sur elle les intentions dramatiques du jeu de l’acteur. Cette articulation du motif du voile avec le jeu de l’acteur que réactiverait le masque numérique s’inscrit dans une généalogie de la représentation artistique dont les origines pourraient remonter au motif du « voile de Timanthe5 ».
Pour James Naremore, « symbole même du théâtre, le maquillage est ce qui reste du masque7
Pour illustrer cette interaction entre « en-deçà » et « au-delà » de l’humain que réactiverait la notion de masque numérique, nous pourrions analyser les introductions proposées par le diptyque La Planète des singes : Les Origines (Rise of the Planet of the Apes, Rupert Wyatt, 2011) / La Planète des singes : L’Affrontement (Dawn of the Planet of the Apes, Matt Reeves, 2014) qui articule ce passage entre la motion et la performance capture à travers l’emploi du motif du visage et plus particulièrement celui des yeux dont le cadrage frontal permet de renforcer l’intensité expressive. Dans ces deux films, c’est en effet le regard d’Andy Serkis, interprète du singe César, qui introduit la fiction, un principe qui, à trois années de distance, accuse certaines nuances.
Le premier film s’ouvre sur la capture de jeunes chimpanzés dans une forêt. Dans cette scène, le personnage de César est interprété par un vrai singe. Par le biais d’un zoom, la caméra se rapproche de son visage, puis recentre le cadrage sur la pupille de l’animal. Un cut nous ramène à l’œil du chimpanzé, sauf que celui-ci appartient à présent à un singe de synthèse, ce que révèle un zoom arrière nous montrant César, cette fois-ci interprété par Serkis, se soumettre à une expérience dans la cellule d’un laboratoire. Ici, la qualité photo-réaliste de la gestuelle du primate n’est pas seulement due à l’interprétation de l’acteur mais résulte d’un face-à-face entre un être réel et sa réplique de synthèse, dont le montage cut cherche délibérément à fusionner les statuts dans la conscience du spectateur.
La performance capture permet donc de faire du regard de l’acteur, Andy Serkis, le principal moteur créateur de la séquence de La Planète des singes : L’Affrontement. Cette modification permet à nouveau de revenir au masque et au rapport entretenu par le trou et la surface formulant un dialogue constant entre les phénomènes d’introjection et de projection. Dans la séquence précitée, le regard de la créature de synthèse réfléchit ses douleurs du passé (introjection) et, fort de cette expérience, projette à l’écran son masque de synthèse. La mise en scène n’est plus à l’origine de la valeur dramatique du geste, elle en est tributaire, le mouvement de la caméra étant comme déterminé par l’orientation que lui donne l’interprétation scopique de l’acteur. Dans cette perspective, la valeur introjective et projective du regard troue bien la surface du masque mais moins pour l’absoudre que pour l’approfondir d’une dimension supplémentaire. La performance capture nous rappelle que le masque se fait semblable à toute image dont Georges Didi-Huberman a bien rappelé la valeur de partage consubstantielle à sa force d’évidement : « Un évidement qui ne concerne plus du tout le monde de l’artefact ou du simulacre, un évidement qui touche là, devant moi, l’inévitable par excellence (…) – le sens inéluctable de la perte ici à l’œuvre ». Le masque se présente donc à la fois comme un objet utilitaire et un motif esthétique, un objet sur lequel on porte son regard et une image qui projette dans les deux interstices qui la surmontent son propre regard.
Or, ce regard prend forme dans un intervalle semblable à une perte qui correspond à l’interprétation de l’acteur, soit à la représentation d’une dépense en acte. Sur ce point, la séquence de The Mask (Chuck Russell, 1994) mettant en scène la première transformation de Stanley Ipkiss (Jim Carrey) se présente comme un cas exemplaire. L’ensemble de la mise en scène s’organise autour du masque magique de couleur verte que s’apprête à porter le personnage. L’un des premiers plans nous montre ainsi Stanley tenir le masque entre ses mains devant un miroir. Le masque est ici rendu à sa seule fonction utilitaire : simple objet dont le pouvoir de projection se limite à une valeur spéculaire. C’est au moment où Stanley revêtira le masque que celui-ci affirmera sa force agissante d’image. Par le biais de la technique du morphing
Les technologies du numérique (performance capture, morphing) permettraient ainsi de résoudre la différence entre masque et maquillage évoquée par Christian Biet et Christophe Triau en conférant au second les propriétés de déréalisation du premier. Si Yannick Lemarié remarquait qu’au cinéma : « Le masque est aussi – et surtout – la manifestation d’une intériorité problématique », dévoilant « ce que l’on cache d’ordinaire, et que, pour une fois, on expose sans retenue10 », ce phénomène d’une intériorité exposée devient plus crucial encore à l’ère du numérique. Car le masque numérique relève d’abord d’une virtualité qui renforce tout à la fois son lien avec l’artificialité du maquillage et valorise la valeur imageante de cette surface qui se propose de se superposer au faciès. Pour Bachelard, le virtuel ouvre à une « phénoménologie de la simulation, du faux-semblant » qui s’articule autour d’une appréhension des masques comme « partiels, inachevés, fuyants, sans cesse pris et repris, toujours inchoatifs11 ». Il resterait alors à comprendre comment le numérique a pu réactiver cette partialité du masque tout en ouvrant la question de l’identification à de nouvelles problématiques formelles et narratives.
Un plaisir de reconnaissance
L’un des plaisirs pris par le spectateur devant Le Pôle Express tient à la possibilité de reconnaître, derrière ses multiples avatars de synthèse, les traits de Tom Hanks, la star du film. Aussi la première apparition de l’acteur
La comparaison avec Garbo ne tient donc qu’un temps. Car dans le film de Brown, il ne s’agit pas tant de faire reconnaître les traits de l’actrice que de spectaculariser son apparition en jouant du principal attribut de la star : le visage filmé en gros plan. Christian Viviani parle à ce propos d’« images iconiques », soit des images qui « ont souvent la star pour centre : leur but est de la donner à voir en instaurant comme une mise en suspens de l’intrigue ou une esthétique de l’émotion comparable aux arabesques du bel canto12 » Comme extrait du film, l’acteur doit parvenir à créer une certaine intimité avec le spectateur par le seul biais de « la force du regard et du micro-geste facial13 ».
Si le gros plan de Garbo correspond bien à cette idée, celui de Hanks n’en relève qu’en partie. Car à travers ce plan d’introduction, c’est moins la star que l’acteur qui apparaît à l’écran. Il s’agit moins de suspendre l’intrigue que de faire du plaisir de reconnaissance l’un des moteurs de la fiction. Cette remarque permet de distinguer la valeur du gros plan de la star de celle de l’acteur (star ou non) filmé par le biais de la performance capture et donc revêtu d’un masque de synthèse. Là où l’objectif du cérémonial qui accompagne l’apparition du gros plan de Garbo consiste à offrir le visage de la star au public, celui du Pôle Express tient plutôt à la révélation de la réussite d’un effet spécial qui n’offre pas immédiatement la présence du visage mais suggère sa présence. Cette différence rappelle la distinction proposée par Jean-Christophe Bailly entre « l’image-suspens » et « l’image-directive14
Ces modifications numériques dépassent les simples modifications apportées par le maquillage traditionnel pour redéfinir la visagéité-même de
La mise en scène de cette séquence rappelle le dispositif scénographique de La Planète des singes : Les Origines. Comme dans le film de Rupert Wyatt, le plan sur les yeux de Sam Worthington ne constitue pas uniquement une caution charnelle en vue de l’apparition du masque de synthèse, mais se présente plutôt comme la première étape d’un processus plus complexe. Dans La Planète des singes : Les Origines, le rapport fusionnel des plans s’établissait selon un principe mimétique, c’est-à-dire selon une ressemblance comprenant en son sein même une différence (le singe que je vois ressemble à mais n’est pas celui qui m’est montré ensuite). Dans Avatar, ce n’est pas le mimétisme qui prime mais une sorte de concordance absolue, car le regard du Na’vi est bien celui de l’acteur filmé en performance capture. Là où La Planète des singes : Les Origines faisait du montage un procédé d’exposition technique affirmant la seule possibilité d’une ressemblance (aussi accomplie soit-elle), Avatar conserve de l’acteur la nature projective d’un regard apte à investir l’altérité apparente du masque de synthèse. Or, ce qui se projette au sein de cette séquence, c’est justement un geste, celui du bras tendu de Jake et de sa main dont les doigts se contractent et se déplient. Voilà bien ce qu’accomplit la fusion dialectique du masque : après la fusion des visages vient celle du geste et donc de l’interprétation actorale qui en détermine la conduite. On reviendrait alors ici à la définition du masque proposé par Roger Caillois qui comparait celui-ci à un fantôme dont l’irruption serait « celle des puissances que l’homme redoute et sur lesquelles il ne se sent pas de prise. [L’individu masqué] incarne alors, temporairement, les puissances effrayantes, il les mime, il s’identifie à elles, et bientôt aliéné en proie au délire, il se croit véritablement le dieu dont il s’est d’abord appliqué à prendre l’apparence au moyen d’un déguisement savant ou puéril. La situation est retournée : c’est lui qui fait peur, c’est lui la puissance terrible et inhumaine16 ».
Par le dédoublement qu’elle implique, la technique de la perfomance capture reprend à son compte cette dialectique du masque, assurant tout à la fois l’unité méthodologique du jeu actoral, et engageant une réflexion sur le dialogue identificatoire à l’œuvre au sein de la fusion entre la profondeur du regard et la plasticité de la surface.
Le masque cherche ainsi moins à concrétiser une transfiguration qu’à faire voir son processus, phénomène qui correspond bien à la représentation de Hanks dans Le Pôle Express et à celle de Kidman dans Destroyer. Si le premier bénéficie d’une
Notes et références
Bibliographie
Ouvrages
Bachelard Gaston, Le Droit de rêver, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1970.
Bailly Jean-Christophe, L’Imagement, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2020.
Biet Christian, Triau Christophe, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Éditions Gallimard, « Folio Essais », 2006.
Caillois Roger, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Éditions Gallimard, « Folio/Essais », 1967.
Damour Christophe, Al Pacino. Le dernier tragédien, Paris, Éditions Scope, 2009.
Grosoli Marco, Massuet Jean-Baptiste (dir.), La Capture de mouvement ou le modelage de l’invisible, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014.
Leutrat Jean-Louis, Un autre visible. Le fantastique du cinéma, Lille, De L’Incidence Éditeur, 2009.
Naremore James, Acteurs. Le jeu de l’acteur au cinéma (trad. Christian Viviani), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014.
Viviani Christian, Le Magique et le vrai. L’acteur de cinéma, sujet et objet, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015.
Articles
Barthes Roland, « Pouvoirs de la tragédie antique », Théâtre Populaire, juillet-août 1953.
Lemarié Yannick, « Le masque de la peur », Positif, n°729, septembre 2021.
Massimo Leone, « Le voile de Timanthe : essai d’articulation sémiotique », Actes sémiotiques, n°114, 2011.
Paladino Anna, Becilli Manuela, « Devant et derrière le masque », Imaginaire & Inconscient, n°26, 2010.
1 Justin Baillargeon, « La capture de mouvement, une nouvelle technologie ? »,
2 Jean-Louis Leutrat, Un autre visible. Le fantastique du cinéma, Lille, De L’Incidence Éditeur, 2009, p. 47.
3 Roland Barthes, « Pouvoirs de la tragédie antique », Théâtre Populaire, juillet-août 1953, repris
4 Anna Paladino et Manuela Becilli, « Devant et derrière le masque », Imaginaire & Inconscient, n°26, 2010 (article disponible en ligne sur : https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2010-2-page-35.htm [dernière consultation le 03/08/2023]).
5 Le rapport de ce motif pictural et du geste de l’acteur de cinéma a déjà été souligné par Christophe Damour dans son étude consacrée à Al Pacino. Voir : Christophe Damour, Al Pacino. Le dernier tragédien, Paris, Éditions Scope, 2009, p. 99.
6 Massimo Leone, « Le voile de Timanthe : essai d’articulation sémiotique », Actes sémiotiques, n°114, 31/10/2011, http://epublications.unilim.fr/revues/as/1945#ftn1 [en ligne], consulté le 10/10/2018.
7 James Naremore, Acteurs. Le jeu de l’acteur au cinéma (trad. Christian Viviani), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014, p. 110.
8 Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Éditions Gallimard, « Folio Essais », 2006, p. 386.
9 Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1970, p. 204.
10 Yannick Lemarié, « Le masque de la peur », Positif, n°729, septembre 2021, p. 96.
12 Christian Viviani, Le Magique et le vrai. L’acteur de cinéma, sujet et objet, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015, p. 91.
13 Ibid., p. 92-93.
14 Jean-Christophe Bailly, L’Imagement, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2020, p. 62-63.
15 Sébastien Denis, « Le devenir-marionnette de l’acteur : la performance capture dans Avatar »,
16 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Éditions Gallimard, « Folio/Essais », 1967, p. 173.
À propos de l'auteur
Jacques Demange est docteur en études cinématographiques et ancien ATER à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès. Essayiste et collaborateur à la revue Positif, il se spécialise dans l’étude du jeu d’acteur, les technologies du numérique, le cinéma moderne et les rapports entre littérature et cinéma.