N°10 / À bas les masques !

Masques numériques. Quand l’image se (dé)masque

Jacques Demange

Résumé

Dans le domaine des effets spéciaux et visuels, l’image de synthèse a succédé aux prothèses de latex pour répondre à la double ambition narrative et plastique incarnée par le masque au cinéma, et plus généralement dans le domaine des arts visuels. Cet article cherchera à analyser les variations et les récurrences du masque de synthèse à travers la problématique du voilement et du dévoilement qu’il appose aux images en mouvement. Agente de composition fictionnelle par les possibilités de personnification qu’elle convoque, l’image de synthèse participe également à projet de défiguration qui touche à la fois à la surface et à l’intériorité des figures et des plans cinématographiques.

 

In the field of special and visual effects, the computer-generated image has succeeded latex prosthetics in responding to the dual narrative and plastic ambitions embodied by the mask in film, and more generally in the visual arts. This article will analyze the variations and recurrences of the synthetic mask through the problematic of veiling and unveiling that it affixes to moving images. As an agent of fictional composition through the possibilities of personification it conjures up, the computer-generated image also participates in a project of disfiguration that affects both the surface and the interiority of figures and cinematographic shots.

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En 2004, la sortie du Pôle Express (The Polar Express, Robert Zemeckis) a permis au public de se familiariser avec la notion de performance capture, héritière directe de la motion capture (le terme anglo-saxon mocapdésigne ces deux techniques de manière indifférenciée). Cette substitution terminologique souligne l’importance conférée au jeu et à la représentation de l’acteur dans le développement de cette nouvelle technique. Alors que la motion capture consistait en l’enregistrement numérique des attitudes, gestes, mouvements et postures de l’acteur et en leur transposition sur un personnage de synthèse, la performance capture ajoute à ce principe un système d’enregistrement du visage. Comme l’explique Justin Baillargeon : « [L]a performance capture se concentre sur les expressions faciales d’un acteur, tandis que la motion capture capte uniquement les mouvements corporels. Les moindres expressions du visage sont enregistrées, puis implantées au maquillage numérique d’un avatar de synthèse, à l’aide de marqueurs positionnés sur le visage d’un acteur. La performance capture se démarque alors de la motion capture par l’implication totale d’un acteur durant le tournage du film (…), ainsi que par sa malléabilité et [par] sa constante évolution1 ».

En se concentrant sur le visage de l’acteur, la performance capture reprendrait à son compte une double-fonction propre au masque que nous souhaiterions développer au sein de cet article. Une fonction plastique, d’abord, en lien avec l’acte de modelage ou de création d’un faciès ; une fonction symbolique, ensuite, en lien avec l’interprétation du masque comme objet unique, doté d’une personnalité propre qui lui assure son autonomie esthétique. À partir de l’exemple du masque numérique, nous verrons que ces deux fonctions ne sont pas antinomiques mais assurent une complémentarité qui se place sous le signe d’une réversibilité discursive et visuelle. Nous verrons que le masque de synthèse en tant qu’objet plastique se présente comme une image tout à la fois capable de soutenir des intentions qui les dépassent et de projeter un imaginaire qui lui est propre. Parce qu’il est déterminé par les expressions faciales d’un acteur, nous verrons que le masque de synthèse assure d’abord la reconnaissance de certains traits individuels qui renvoient principalement à l’identité de l’acteur. Enfin, nous verrons que loin de s’opposer, ces deux approches établissent une fusion à même de soutenir une définition du masque comme image virtuelle.

Nous verrons alors qu’au cinéma, le masque numérique peut se faire le signe d’un infilmé propre à ce que Jean-Louis Leutrat considérait comme l’« invisible relatif » consubstantiel à l’image cinématographique et à son aptitude à « dépasser le simple enregistrement du réel, (…) à flotter devant le regard, à se démasquer ; dans la mesure où une autre image en elle, et parfois plusieurs, superposent leur chant au sien2 ».

 

Une plasticité duelle

Le masque numérique se démarque du masque traditionnel par une malléabilité qui, sans totalement se défaire de la surface, insiste sur la valeur de la percée du motif du trou. À la différence du masque antique dont Roland Barthes avait bien rappelé la force d’expression permettant de saisir « une véritable “essence concrète” de la Douleur3 ». Le masque arboré par les comédiens de l’Antiquité prenait ainsi une valeur de marqueur qui recompose les traits du faciès afin de les emmurer à l’intérieur d’une émotion univoque mais non dénuée d’une certaine complexité. Anna Paladino et Manuela Becilli rappellent ainsi que : « Dans les tragédies de la Grèce Antique, […] [l]e masque, rigide et inanimé, était le véhicule qui permettait aux forces célestes et souterraines de se manifester à travers une forme reconnaissable sans anéantir les spectateurs, en les effrayant et en les divertissant. Donc, il avait en lui une dualité de valeur : d’une part, c’était un élément de divertissement parce que chacune pétrifiait/immortalisait un aspect du caractère humain et en faisait une caricature. D’autre part, le masque effrayait parce que, derrière lui, se cachait une entité qui obéit à un rythme et une logique terribles et impitoyables, intraitables pour la sérénité du quotidien4 ». La cristallisation émotionnelle caractéristique du masque s’accorde ainsi avec la projection d’un imaginaire qui lui est propre, faisant de lui moins un outil mis au service de l’art de l’acteur qu’un motif autonome possédant son propre mode de (trans)figuration.

Plus qu’à la rigidité du masque antique alors, le masque numérique se rapporterait à la souplesse du voile qui se superpose aux traits de l’acteur pour afficher une surface a priori neutre mais mobile et en cela sensible aux variations émotionnelles que projettent sur elle les intentions dramatiques du jeu de l’acteur. Cette articulation du motif du voile avec le jeu de l’acteur que réactiverait le masque numérique s’inscrit dans une généalogie de la représentation artistique dont les origines pourraient remonter au motif du « voile de Timanthe5 ». Ce motif, qui traversa les réflexions des historiens de l’art de l’Antiquité au XIXe siècle, se rapporte à une représentation du sacrifice d’Iphigénie attribué au peintre grec Timanthe qui, selon les écrits, décida de figurer la détresse du personnage d’Agamemnon en dissimulant son visage derrière un voile. L’appréhension de ce geste pictural évolue au fil des siècles. Massimo Leone remarque qu’aux XVIe et XVIIe siècles « l’effet Timanthe » devient une « métaphore artistique de la figure rhétorique connue comme aposiopèse [qui] a lieu lorsqu’un fragment de discours est délibérément laissé incomplet afin de véhiculer l’impression de ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir l’achever, et afin de stimuler ceux qui le reçoivent à le compléter suivant leur imagination6 ». Le masque numérique partage avec le voile cette plasticité mouvante qui participe moins au recouvrement total du visage qu’à sa fragmentation, c’est-à-dire à son découpage esthétique qui participe pleinement du plaisir de reconnaissance évoqué au début de cet article tout en modifiant sensiblement son orientation. Car si le jeu d’identification demeure opérant, il se charge désormais d’une part de frustration consécutive au voilement de certaines particularités physionomiques de l’acteur. On peut ainsi songer aux modifications numériques apportées au visage de Nicole Kidman dans Destroyer (Karyn Kusama, 2018). Les traits creusés et les yeux cernés de Kidman défigurent les qualités de son faciès pour subvertir l’iconicité du gros plan de la star et le cérémonial qui s’y rattache en altérant le plaisir de reconnaissance spectatoriel. Mais les modifications apportées au visage de Kidman dans Destroyer ressortissent-elles encore du masque ? Comme les artifices traditionnels du maquillage, le voile recouvre le faciès sans le remplacer totalement. Sa puissance est moins celle de la transfiguration que celle d’une apparente neutralisation de l’expression. Le voile comme le maquillage, pourtant, s’inscrivent bien dans la dialectique du masque, se superposant au faciès tout en suggérant quelque chose de sa présence.

Pour James Naremore, « symbole même du théâtre, le maquillage est ce qui reste du masque7 ». Il faut néanmoins employer ces deux termes avec précaution. Le masque théâtral n’est pas exactement le maquillage cinématographique. Christian Biet et Christophe Triau préconisent en effet de ne pas confondre le maquillage avec le masque, car ce dernier « ne colle pas à la peau : il instaure une altérité sur le corps du comédien. » Artificiel et plastique, le masque exprime une valeur symbolique, mais « parce qu’il est systématiquement engagé dans une entreprise de déréalisation et parce qu’il est radicalement autre, le masque dépasse à la fois le mimétique et le symbolique pour s’offrir comme une image codée, matérielle, plastique, qui peut renvoyer à l’en-deçà et à l’au-delà de l’humain8 ».

Pour illustrer cette interaction entre « en-deçà » et « au-delà » de l’humain que réactiverait la notion de masque numérique, nous pourrions analyser les introductions proposées par le diptyque La Planète des singes : Les Origines (Rise of the Planet of the Apes, Rupert Wyatt, 2011) / La Planète des singes : L’Affrontement (Dawn of the Planet of the Apes, Matt Reeves, 2014) qui articule ce passage entre la motion et la performance capture à travers l’emploi du motif du visage et plus particulièrement celui des yeux dont le cadrage frontal permet de renforcer l’intensité expressive. Dans ces deux films, c’est en effet le regard d’Andy Serkis, interprète du singe César, qui introduit la fiction, un principe qui, à trois années de distance, accuse certaines nuances.

Le premier film s’ouvre sur la capture de jeunes chimpanzés dans une forêt. Dans cette scène, le personnage de César est interprété par un vrai singe. Par le biais d’un zoom, la caméra se rapproche de son visage, puis recentre le cadrage sur la pupille de l’animal. Un cut nous ramène à l’œil du chimpanzé, sauf que celui-ci appartient à présent à un singe de synthèse, ce que révèle un zoom arrière nous montrant César, cette fois-ci interprété par Serkis, se soumettre à une expérience dans la cellule d’un laboratoire. Ici, la qualité photo-réaliste de la gestuelle du primate n’est pas seulement due à l’interprétation de l’acteur mais résulte d’un face-à-face entre un être réel et sa réplique de synthèse, dont le montage cut cherche délibérément à fusionner les statuts dans la conscience du spectateur. Après une courte séquence explicative permettant de raccorder les deux films, La Planète des singes : L’Affrontement s’ouvre à nouveau sur les pupilles de César. Plus de singe réel ici, seul le regard de Serkis, capté par une petite caméra placée au niveau de ses yeux, subsiste. Plein de défiance, celui-ci semble entraîner le mouvement de caméra qui s’éloigne progressivement de lui. Plus besoin alors de caution photo-réaliste pour assurer la vraisemblance simienne de ce visage. La tension dramatique de la scène est prise en charge par le regard de l’acteur et par lui seul.      

La performance capture permet donc de faire du regard de l’acteur, Andy Serkis, le principal moteur créateur de la séquence de La Planète des singes : L’Affrontement. Cette modification permet à nouveau de revenir au masque et au rapport entretenu par le trou et la surface formulant un dialogue constant entre les phénomènes d’introjection et de projection. Dans la séquence précitée, le regard de la créature de synthèse réfléchit ses douleurs du passé (introjection) et, fort de cette expérience, projette à l’écran son masque de synthèse. La mise en scène n’est plus à l’origine de la valeur dramatique du geste, elle en est tributaire, le mouvement de la caméra étant comme déterminé par l’orientation que lui donne l’interprétation scopique de l’acteur. Dans cette perspective, la valeur introjective et projective du regard troue bien la surface du masque mais moins pour l’absoudre que pour l’approfondir d’une dimension supplémentaire. La performance capture nous rappelle que le masque se fait semblable à toute image dont Georges Didi-Huberman a bien rappelé la valeur de partage consubstantielle à sa force d’évidement : « Un évidement qui ne concerne plus du tout le monde de l’artefact ou du simulacre, un évidement qui touche là, devant moi, l’inévitable par excellence (…) – le sens inéluctable de la perte ici à l’œuvre ». Le masque se présente donc à la fois comme un objet utilitaire et un motif esthétique, un objet sur lequel on porte son regard et une image qui projette dans les deux interstices qui la surmontent son propre regard.     

Or, ce regard prend forme dans un intervalle semblable à une perte qui correspond à l’interprétation de l’acteur, soit à la représentation d’une dépense en acte. Sur ce point, la séquence de The Mask (Chuck Russell, 1994) mettant en scène la première transformation de Stanley Ipkiss (Jim Carrey) se présente comme un cas exemplaire. L’ensemble de la mise en scène s’organise autour du masque magique de couleur verte que s’apprête à porter le personnage. L’un des premiers plans nous montre ainsi Stanley tenir le masque entre ses mains devant un miroir. Le masque est ici rendu à sa seule fonction utilitaire : simple objet dont le pouvoir de projection se limite à une valeur spéculaire. C’est au moment où Stanley revêtira le masque que celui-ci affirmera sa force agissante d’image. Par le biais de la technique du morphing, qui consiste à modifier numériquement une partie d’un objet ou d’un élément anatomique, le masque semble se greffer de force sur le visage de l’interprète tandis que celui-ci se débat en vain. Sa gestuelle et ses déplacements à travers le champ mettent en évidence le processus d’épuisement à l’œuvre. Cette lutte aboutit à la réussite de la greffe : l’interprète fait face à la caméra, son visage désormais recouvert d’une pâte de latex de couleur verte qui épouse parfaitement les traits de son visage. Si le personnage ne cherche désormais plus à se défaire du masque, cet accord ne signifie pas pour autant l’arrêt total de la dépense. Conférant à son hôte des super-pouvoirs qui lui permettent d’allonger et de déformer les membres de son corps, le masque se présente comme un outil d’épuisement. La séquence de lutte se poursuit donc mais sous une forme différente, se localisant désormais dans cet écart invisible qui fonde le contact entre la texture de la peau et celle du masque, aboutissant à une fusion imparfaite fondée sur la dialectique du visuel propre à la nature de l’image. Gaston Bachelard a bien rappelé en quoi le masque pouvait se constituer comme un espace conflictuel travaillé par la tension « entre les deux pôles du caché et du montré », soit « une zone où les compromis sont incessants, au centre même d’une véritable dialectique de la simplification et de la multiplicité », et à l’intérieur de laquelle se joindraient « en quelque manière le masque inerte et le visage vivant9 ».

Les technologies du numérique (performance capture, morphing) permettraient ainsi de résoudre la différence entre  masque et maquillage évoquée par Christian Biet et Christophe Triau  en conférant au second les propriétés de déréalisation du premier. Si Yannick Lemarié remarquait qu’au cinéma : « Le masque est aussi – et surtout – la manifestation d’une intériorité problématique », dévoilant « ce que l’on cache d’ordinaire, et que, pour une fois, on expose sans retenue10 », ce phénomène d’une intériorité exposée devient plus crucial encore à l’ère du numérique. Car le masque numérique relève d’abord d’une virtualité qui renforce tout à la fois son lien avec l’artificialité du maquillage et valorise la valeur imageante de cette surface qui se propose de se superposer au faciès. Pour Bachelard, le virtuel ouvre à une « phénoménologie de la simulation, du faux-semblant » qui s’articule autour d’une appréhension des masques comme « partiels, inachevés, fuyants, sans cesse pris et repris, toujours inchoatifs11 ». Il resterait alors à comprendre comment le numérique a pu réactiver cette partialité du masque tout en ouvrant la question de l’identification à de nouvelles problématiques formelles et narratives.

 

Un plaisir de reconnaissance

L’un des plaisirs pris par le spectateur devant Le Pôle Express tient à la possibilité de reconnaître, derrière ses multiples avatars de synthèse, les traits de Tom Hanks, la star du film. Aussi la première apparition de l’acteur, filmé en performance capture, se devait-elle d’être mise en scène. À la manière de Greta Garbo dans Anna Karénine (Anna Karenina, Clarence Brown, 1935), c’est à travers la vapeur d’un train qu’apparaît pour la première fois le visage de Tom Hanks, derrière celui, synthétique, d’un contrôleur de train. Les yeux en amande, les sourcils haussés et la position du faciès, légèrement baissé par rapport à celle du regard, ne mentent pas : c’est bien le visage de Hanks qui fut à l’origine de celui du personnage de synthèse. Ce qui permet au spectateur d’authentifier la présence de l’acteur tient donc à la fois à la ressemblance (la forme des yeux) et à la reconnaissance d’une posture actorale que l’on peut considérer comme une signature de l’acteur. Cette remarque permet immédiatement de lever un a priori en ce qui concerne la nature du masque de synthèse qui vise moins ici à produire une réplique hyperréaliste du visage de l’acteur qu’à composer une forme qui, tout en imitant certains détails de son faciès, se présente comme suffisamment souple pour laisser la réussite de cette stratégie de reconnaissance en partie au jeu de l’acteur et à ses expressions faciales en particulier. 

La comparaison avec Garbo ne tient donc qu’un temps. Car dans le film de Brown, il ne s’agit pas tant de faire reconnaître les traits de l’actrice que de spectaculariser son apparition en jouant du principal attribut de la star : le visage filmé en gros plan. Christian Viviani parle à ce propos d’« images iconiques », soit des images qui « ont souvent la star pour centre : leur but est de la donner à voir en instaurant comme une mise en suspens de l’intrigue ou une esthétique de l’émotion comparable aux arabesques du bel canto12 » Comme extrait du film, l’acteur doit parvenir à créer une certaine intimité avec le spectateur par le seul biais de « la force du regard et du micro-geste facial13 ».    

Si le gros plan de Garbo correspond bien à cette idée, celui de Hanks n’en relève qu’en partie. Car à travers ce plan d’introduction, c’est moins la star que l’acteur qui apparaît à l’écran. Il s’agit moins de suspendre l’intrigue que de faire du plaisir de reconnaissance l’un des moteurs de la fiction. Cette remarque permet de distinguer la valeur du gros plan de la star de celle de l’acteur (star ou non) filmé par le biais de la performance capture et donc revêtu d’un masque de synthèse. Là où l’objectif du cérémonial qui accompagne l’apparition du gros plan de Garbo consiste à offrir le visage de la star au public, celui du Pôle Express tient plutôt à la révélation de la réussite d’un effet spécial qui n’offre pas immédiatement la présence du visage mais suggère sa présence. Cette différence rappelle la distinction proposée par Jean-Christophe Bailly entre « l’image-suspens » et « l’image-directive14 ». Alors que la première engage un travail d’interprétation qui doit se développer sur la longueur, la seconde fait coïncider l’apparence visible et sa signification et neutralise de fait son interprétation. Cette catégorisation pourrait être reprise pour approfondir notre comparaison entre le gros plan de Garbo dans le film de Brown et celui de Hanks dans celui de Zemeckis. Là où le suspens qui affecte la mise en scène du premier se résout à travers l’apparition du gros plan de la star, celui du second se redouble au contraire par la représentation du visage synthétique de l’acteur. C’est ici, nous semble-t-il, que l’effet de synthèse, lorsqu’il se greffe à un visage, se rapproche le plus sûrement de la fonction suspensive du masque faisant coïncider le principe d’exposition avec celui d’une dissimulation, sa capacité de monstration avec sa fonction de voilement.

Ces modifications numériques dépassent les simples modifications apportées par le maquillage traditionnel pour redéfinir la visagéité-même de l’acteur selon un recouvrement fragmentaire propre à la nature trouée du masque que nous avons déjà mentionnée et dont l’homogénéité est atteinte par les trous qui percent sa surface pour toujours laisser transparaître par fragments la figure de son porteur. Cette figure trouée est comme réactivée par la principale (r)évolution apportée par la performance capture : la possibilité d’engendrer un regard de synthèse mu par une force humaine. Comme l’a bien remarqué Sébastien Denis, les capteurs faciaux de la performance capture permettent d’abord « d’interpréter les vraies émotions des acteurs pour les retranscrire dans la chair numérique de leurs avatars. Dans cette configuration, les yeux ont une importance capitale pour porter l’attention du spectateur, et une des différences fondamentales de traitement entre motion capture et performance capture se situe au niveau de l’animation des yeux des “avatars” des acteurs15 ». Si notre analyse comparative de La Planète des singes : Les Origines et La Planète des singes : L’Affrontement nous avait permis d’insister sur l’impact scopique de cette (r)évolution technologique, il convient de remarquer que cette nouvelle importance prise par le regard de l’acteur avait déjà été parfaitement mise en scène dans Avatar (James Cameron, 2009). Ce film fut en effet le premier à remplacer les capteurs faciaux des acteurs filmés en performance capture par une mini caméra HD arrimée à leur combinaison permettant aux animateurs d’amplifier le rendu de leurs expressions faciales. La mise en scène de la transformation de Jake Sully (Sam Worthington) en son avatar Na’vi se confond avec celle de l’acteur en son double de synthèse. Le cinéaste se focalise sur le regard de l’acteur, zoomant sur ses yeux ouverts, puis fermés. La dynamique du mouvement de la focale se prolonge à travers une image de synthèse représentant les membranes du cerveau du personnage. Ce court passage s’achève sur une mise au point qui correspond à l’ouverture des yeux de Jake devenu Na’vi. À cette vision subjective répond un contrechamp révélant l’identité du dépositaire du regard : le visage, mais surtout les yeux d’une étrange créature bleutée dont les traits rappellent ceux du Jake humain.

La mise en scène de cette séquence rappelle le dispositif scénographique de La Planète des singes : Les Origines. Comme dans le film de Rupert Wyatt, le plan sur les yeux de Sam Worthington ne constitue pas uniquement une caution charnelle en vue de l’apparition du masque de synthèse, mais se présente plutôt comme la première étape d’un processus plus complexe. Dans La Planète des singes : Les Origines, le rapport fusionnel des plans s’établissait selon un principe mimétique, c’est-à-dire selon une ressemblance comprenant en son sein même une différence (le singe que je vois ressemble à mais n’est pas celui qui m’est montré ensuite). Dans Avatar, ce n’est pas le mimétisme qui prime mais une sorte de concordance absolue, car le regard du Na’vi est bien celui de l’acteur filmé en performance capture. Là où La Planète des singes : Les Origines faisait du montage un procédé d’exposition technique affirmant la seule possibilité d’une ressemblance (aussi accomplie soit-elle), Avatar conserve de l’acteur la nature projective d’un regard apte à investir l’altérité apparente du masque de synthèse. Or, ce qui se projette au sein de cette séquence, c’est justement un geste, celui du bras tendu de Jake et de sa main dont les doigts se contractent et se déplient. Voilà bien ce qu’accomplit la fusion dialectique du masque : après la fusion des visages vient celle du geste et donc de l’interprétation actorale qui en détermine la conduite. On reviendrait alors ici à la définition du masque proposé par Roger Caillois qui comparait celui-ci à un fantôme dont l’irruption serait « celle des puissances que l’homme redoute et sur lesquelles il ne se sent pas de prise. [L’individu masqué] incarne alors, temporairement, les puissances effrayantes, il les mime, il s’identifie à elles, et bientôt aliéné en proie au délire, il se croit véritablement le dieu dont il s’est d’abord appliqué à prendre l’apparence au moyen d’un déguisement savant ou puéril. La situation est retournée : c’est lui qui fait peur, c’est lui la puissance terrible et inhumaine16 ».

Par le dédoublement qu’elle implique, la technique de la perfomance capture reprend à son compte cette dialectique du masque, assurant tout à la fois l’unité méthodologique du jeu actoral, et engageant une réflexion sur le dialogue identificatoire à l’œuvre au sein de la fusion entre la profondeur du regard et la plasticité de la surface.  

Le masque cherche ainsi moins à concrétiser une transfiguration qu’à faire voir son processus, phénomène qui correspond bien à la représentation de Hanks dans Le Pôle Express et à celle de Kidman dans Destroyer. Si le premier bénéficie d’une recomposition figurative et si la seconde subit une défiguration, le masque numérique oscille toujours entre l’en-deçà et l’au-delà de l’acteur. L’au-delà, c’est la performance capture qui masque totalement la présence de l’acteur en le transformant en une figure de synthèse. L’en-deçà, c’est le morphing ou le maquillage numérique, qui creuse le visage de l’acteur, le démasque en diminuant l’épaisseur de la peau et en laissant entrevoir les muscles et les os situés sous sa fine pellicule de chair. Entre ces deux polarités, c’est la logique du masque qui prédomine, altérant la figure actorale sans pour autant l’annihiler complètement. Ce que le masque numérique révèle alors, c’est l’épanouissement du vivant sous la surface qui le recouvre imparfaitement, c’est l’expansion du mouvement au-delà d’une surface qui ne saurait jamais le contenir totalement. 

 


Notes et références

Bibliographie

Ouvrages

Bachelard Gaston, Le Droit de rêver, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1970.

Bailly Jean-Christophe, L’Imagement, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2020.

Biet Christian, Triau Christophe, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Éditions Gallimard, « Folio Essais », 2006.

Caillois Roger, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Éditions Gallimard, « Folio/Essais », 1967.

Damour Christophe, Al Pacino. Le dernier tragédien, Paris, Éditions Scope, 2009.

Grosoli Marco, Massuet Jean-Baptiste (dir.), La Capture de mouvement ou le modelage de l’invisible, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014.

Leutrat Jean-Louis, Un autre visible. Le fantastique du cinéma, Lille, De L’Incidence Éditeur, 2009.

Naremore James, Acteurs. Le jeu de l’acteur au cinéma (trad. Christian Viviani), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014.

Viviani Christian, Le Magique et le vrai. L’acteur de cinéma, sujet et objet, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015.

 

Articles

Barthes Roland, « Pouvoirs de la tragédie antique », Théâtre Populaire, juillet-août 1953.

Lemarié Yannick, « Le masque de la peur », Positif, n°729, septembre 2021.

Massimo Leone, « Le voile de Timanthe : essai d’articulation sémiotique », Actes sémiotiques, n°114, 2011.

Paladino Anna, Becilli Manuela, « Devant et derrière le masque », Imaginaire & Inconscient, n°26, 2010.


1 Justin Baillargeon, « La capture de mouvement, une nouvelle technologie ? », in Marco Grosoli et Jean-Baptiste Massuet (dir.), La Capture de mouvement ou le modelage de l’invisible, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014, p. 27.

2 Jean-Louis Leutrat, Un autre visible. Le fantastique du cinéma, Lille, De L’Incidence Éditeur, 2009, p. 47.

3 Roland Barthes, « Pouvoirs de la tragédie antique », Théâtre Populaire, juillet-août 1953, repris in Rolan  Barthes, Œuvres complètes. T. I. 1942-1961, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 263 (c’est l’auteur qui souligne).

4 Anna Paladino et Manuela Becilli, « Devant et derrière le masque », Imaginaire & Inconscient, n°26, 2010 (article disponible en ligne sur : https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2010-2-page-35.htm [dernière consultation le 03/08/2023]).

5 Le rapport de ce motif pictural et du geste de l’acteur de cinéma a déjà été souligné par Christophe Damour dans son étude consacrée à Al Pacino. Voir :  Christophe Damour, Al Pacino. Le dernier tragédien, Paris, Éditions Scope, 2009, p. 99.

6 Massimo Leone, « Le voile de Timanthe : essai d’articulation sémiotique », Actes sémiotiques, n°114, 31/10/2011, http://epublications.unilim.fr/revues/as/1945#ftn1 [en ligne], consulté le 10/10/2018.

7 James Naremore, Acteurs. Le jeu de l’acteur au cinéma (trad. Christian Viviani), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2014, p. 110.

8 Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Éditions Gallimard, « Folio Essais », 2006, p. 386.

9 Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1970, p. 204.

10 Yannick Lemarié, « Le masque de la peur », Positif, n°729, septembre 2021, p. 96.

11 Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, op. cit., p. 204 et 210.

12 Christian Viviani, Le Magique et le vrai. L’acteur de cinéma, sujet et objet, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015, p. 91.

13  Ibid., p. 92-93.

14 Jean-Christophe Bailly, L’Imagement, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2020, p. 62-63.

15 Sébastien Denis, « Le devenir-marionnette de l’acteur : la performance capture dans Avatar », in Marco Grosoli et Jean-Baptiste Massuet (dir.), La capture de mouvement ou le modelage de l’invisible, op. cit., p. 175.

16 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Éditions Gallimard, « Folio/Essais », 1967, p. 173.

 


À propos de l'auteur

Jacques Demange est docteur en études cinématographiques et ancien ATER à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès. Essayiste et collaborateur à la revue Positif, il se spécialise dans l’étude du jeu d’acteur, les technologies du numérique, le cinéma moderne et les rapports entre littérature et cinéma.

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