La commande a permis à des artistes du passé et du présent de vivre décemment de leur art. En 2020, dans la préface de Logiques de la commande (XXe-XXIe siècles), Nathalie Heinich évoque celle relative à la sculpture1. Tout comme la grande peinture, la sculpture faisait l’objet de nombreuses achats publics et privés, permettant ainsi à des artistes le plus souvent issus des Beaux-Arts de pouvoir subsister. Dans le cadre de ma recherche, la sculpture est particulièrement intéressante car elle est fortement liée à ma thèse et surtout à l’histoire de ma bande dessinée. Paul Ducuing, l’artiste qui a réalisé la statue qui est au centre de mon scénario, était un artiste officiel durant la fin du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, à la date de sa mort en 1949. Afin de pouvoir mieux observer l’évolution de la commande artistique, j’ai comparé son parcours et mon expérience actuelle auprès de la municipalité de Lézignan-Corbières.
Qui était Paul Jean-Marie Ducuing ?
Cet artiste est né en 1867 à Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées2. Il était fils de cultivateur. Son frère et lui ont intégré les Beaux-Arts de Toulouse, puis il a poursuivi sa formation de sculpteur aux Beaux-Arts de Paris grâce à une bourse d’étude. Il était l’élève d’Alexandre Falguière (1831-1900) et d’Antonin Mercié (1845-1916), deux sculpteurs lauréats du prix de Rome. Paul Ducuing avait d’excellentes relations dans le monde de l’art et de la politique. Cela lui a permis d’obtenir de nombreuses commandes tout au long de sa vie, mais également de voyager en tant qu’artiste officiel jusqu’en Indochine. La seule photographie3 aujourd’hui connue de lui est un cliché de l’artiste aux côtés du Roi Sisowath du Cambodge et du Résident général François Marius Baudouin. La photographie les représente aux pieds d’une statue à l’effigie du roi. Elle a été réalisée par Paul Ducuing lui-même. En 1922, l’artiste s’est marié avec la veuve d’Antonin Mercié, son défunt professeur des Beaux-Arts de Paris. Ce mariage lui a assuré une entrée dans la bourgeoisie française puisque cette dame était la comtesse Françoise de Simard de Pitray, petite fille de la comtesse de Ségur. Il avait également d’excellentes relations politiques et amicales avec les frères Sarrault, Albert et Maurice, respectivement député radical-socialiste et directeur de la Dépêche de Toulouse, qui étaient proches du maire de Lézignan-Corbières de l’époque : Léon Castel.
L’hypothèse est donc que la statue au cœur de ma bande dessinée a pu être commandée par la ville de Lézignan-Corbières grâce à ces différents liens qui réunissaient chacune des personnalités citées. Dans le cas de Paul Ducuing, comme dans le mien, les commandes ont donc joué un rôle fondamental dans la construction d’une carrière d’artiste. Tout comme le mécénat.
Le mécénat
Nathalie Heinich explique, toujours dans Logiques de la commande (XXe-XXIe siècles), que les artistes étaient étroitement dépendants des « mécènes situés au sommet de la hiérarchie sociale4 ». Selon elle, « à l’époque contemporaine, la commande est devenue atypique5 ». Elle ajoute que « les aides de l’État sont venues se substituer progressivement au mécénat6 ». À titre d’exemple, Nathalie Heinich cite notamment les bourses, les subventions ou encore les résidences. Tout cela est financé par le gouvernement, par le biais du ministère de la Culture, des régions ou encore des collectivités. Dans mon cas, la ville de Lézignan-Corbières est la collectivité territoriale commanditaire. L’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT), quant à elle, fait figure de mécène car elle soutient le projet collaboratif en aidant financièrement ma recherche doctorale tout autant que le commanditaire.
Comme Nathalie Heinich l’explique au début de la même préface, « le statut de la commande artistique varie fortement selon les époques et les domaines où elle s’exerce7 ». On peut donc concevoir que la commande à laquelle je dois répondre actuellement est une forme d’évolution de la commande classique. Les acteurs changent, ainsi que les circonstances, mais les rôles restent les mêmes.
Contexte de la commande
Lézignan-Corbières est une ville de 12 000 habitants située dans l’Aude. On la nomme la capitale des Corbières. Elle est particulièrement connue pour sa production viticole, sa gare et son aérodrome. J’habite dans cette ville depuis 2006. Même si j’ai passé huit années à Montpellier dans le cadre de mes études universitaires, je suis retournée à Lézignan-Corbières régulièrement, et surtout en période estivale afin de travailler dans une association culturelle pendant sept étés consécutifs. Le fait d’habiter dans cette ville depuis mes 12 ans et de participer à sa vie culturelle en tant que saisonnière, a fait de moi une Lézignanaise de cœur, soucieuse de rendre cette ville plus dynamique culturellement et artistiquement.
En septembre 2020, je me suis inscrite en doctorat d’Arts plastiques à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Mon projet était de poursuivre ma recherche sur les réseaux sociaux et de continuer à interroger leurs influences sur la société et le champ artistique. Mon but initial était d’infiltrer ces nouveaux outils de communication, de détourner leur utilisation purement médiatique et spectaculaire, afin d’en faire un médium susceptible de créer une nouvelle pratique artistique que je pourrais questionner. Je souhaitais également réaliser mon doctorat dans le cadre d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE) car rédiger une thèse et créer une production artistique dans ces conditions allaient être formateur et m’apporter beaucoup en termes d’expériences professionnelles et humaines. Ce type de convention permet à un étudiant en doctorat de percevoir un salaire durant la rédaction de sa thèse et plus précisément durant trois années. Pour cela, il est tout d’abord nécessaire de trouver un organisme d’accueil. Dans mon cas, il s’agit de la collectivité de Lézignan-Corbières. Cette dernière perçoit une somme de la part de l’ANRT, qui est l’organisme de financement. Cela permet ensuite à la ville de pouvoir me verser un salaire mensuel.
J’ai rencontré en personne Monsieur Gérard Forcada, le maire de Lézignan-Corbières, en novembre 2020. Je lui ai expliqué le sujet de ma thèse, les connaissances que j’avais pu emmagasiner pendant mes deux masters, les compétences que j’avais pu acquérir et la nature de la convention CIFRE que je lui proposais d’établir avec moi. Nous avons ensuite discuté de l’avenir culturel de la ville et fait coïncider nos motivations. Il faut savoir que d’une municipalité à une autre les soutiens humains, moraux et financiers à la culture sont différents. Certaines mairies ont d’autres objectifs. Dans mon cas, la nouvelle municipalité de Lézignan-Corbières voulait mettre en avant les artistes locaux, ainsi que le patrimoine historique et culturel de la ville. Il s’agissait pour la commune de trouver une personne capable de mettre en œuvre le projet de politique culturelle qu’elle avait défini. Les réseaux sociaux étaient notamment des outils déjà utilisés pour diffuser de l’information auprès des habitants, mais aussi pour réanimer l’histoire de Lézignan-Corbières et la faire connaître auprès de la jeunesse, très présente sur ces plateformes. En somme, le but était de transmettre la mémoire peu à peu oubliée de ce territoire rural par le biais de ces outils.
Pour effectuer ce travail de transmission il y avait d’autres solutions, bien moins virtuelles et plus authentiques. Cependant, le contexte de ma rencontre avec la municipalité et la période pendant laquelle j’avais commencé ma thèse étaient très particuliers. Je me suis inscrite en doctorat en septembre 2020. Nous étions encore en pleine pandémie mondiale. Sept mois auparavant nous avions été confinés pendant plusieurs semaines. Le jour de ma rencontre avec Monsieur le Maire, nous venions de commencer le deuxième confinement, bientôt relayé par le dernier en mai 2021. La pandémie avait marqué les esprits et nos habitudes sociales s’étaient transformées. La plupart des musées du monde avaient dû rester fermés pendant plusieurs mois consécutifs, et certaines galeries et associations culturelles avaient, quant à elles, eu l’obligation de fermer définitivement. L’art et la culture étaient grandement fragilisés. Les artistes ne pouvaient plus réaliser d’exposition pour faire connaître leur travail ou le vendre auprès des acheteurs et des collectionneurs. Ils s’étaient donc rabattus sur les réseaux sociaux pour garder de la visibilité, de même que les institutions et les grands acteurs du monde de l’art, notamment les maisons de ventes aux enchères comme Sotheby’s et Christie’s. De nombreuses villes avaient utilisé les mêmes outils afin de garder un semblant de lien avec leurs populations. Lézignan-Corbières en faisait partie. L’objectif que l’on m’avait confié était donc de valoriser et de transmettre l’histoire de Lézignan-Corbières ainsi que sa culture locale, tout en respectant les gestes barrières et les règles sanitaires. Je devais essayer de communiquer avec les habitants sans pouvoir les rencontrer dans le monde physique. L’accès gratuit à ces outils de communication et de diffusion est aussi à souligner car il permet à une collectivité de cette taille, qui ne dispose pas de moyens financiers importants, de proposer des solutions alternatives dans un contexte sanitaire délicat. La ville avait déjà un site web, ainsi qu’une page Facebook et Instagram. Durant les premiers mois de mon contrat, j’ai donc participé activement à la gestion de ces plateformes en rédigeant des articles culturels, tout en poursuivant des recherches approfondies dans les archives locales. Pendant cette période je me suis nourrie de l’histoire de la ville et c’est aussi cela qui m’a ensuite permis de réaliser ma bande dessinée.
Puis, une rencontre avec le bédéaste Régis Franc a permis de mieux définir la commande artistique qu’allait me faire la collectivité. Régis Franc est un Lézignanais, sa famille habite à Lézignan-Corbières depuis des générations. Il est auteur de bandes dessinées, écrivain, scénariste et réalisateur. Un de ces films a notamment été présenté au festival de Cannes en 1989. Il a également travaillé pour le magazine Elle et pour Charlie Hebdo. Il publie encore régulièrement des romans graphiques.
Lors de notre rencontre, je lui ai présenté différents croquis ainsi que mes recherches sur l’histoire de Lézignan-Corbières. Notre échange m’a inspiré le projet de créer un roman graphique à mon tour. L’idée a beaucoup plu à la municipalité puisqu’elle répondait à ses besoins. Il a fallu encore un peu de temps pour définir plus précisément le sujet, la période historique, et rédiger les grandes lignes du scénario, tout cela en m’adaptant aux critères et aux contraintes instaurés. La première année de mon contrat a donc servi à mieux connaître mon terrain de recherche et les besoins de la collectivité. J’ai aussi rencontré beaucoup d’acteurs qui jouent encore aujourd’hui un rôle fondamental dans la création de mon projet artistique.
La statue disparue
Ma bande dessinée raconte l’histoire d’une statue nommée la Capounado par les Lézignanais. J’ai découvert son existence lorsque je menais des recherches dans les archives de la ville. Sa beauté m’a tout de suite émue autant que son absence dans le paysage actuel. En arrière-plan de la statue, dans les différentes cartes postales que j’avais retrouvées, je reconnaissais sans difficulté le jardin public Victor Hugo situé dans le centre-ville de Lézignan-Corbières. Mais je comprenais que la statue ne s’y trouvait plus désormais. Je me suis donc renseignée et j’ai commencé à mener une enquête sur la mystérieuse disparition de cette statue en bronze, celle-là même que je mets en scène dans ma bande dessinée. Je me représente fouillant notamment dans les archives locales, trouvant différents documents en rapport avec la statue, mais aussi avec le quotidien des habitants pendant la Seconde Guerre mondiale.
Figure 1: Myriam Ducoin, extrait 1 de ma bande dessinée. Les archives. Peinture digitale, 2022.
D’après les éléments trouvés à ce jour, Paul Ducuing a réalisé une statue en plâtre qu’il a ensuite exposée en 1909 au Salon. La même année, il a confié son œuvre à la Maison Barbedienne, une grande fonderie française, afin qu’une version en bronze de cette même statue soit créée. Quelques années plus tard, la sculpture a trouvé sa place dans le jardin public de Lézignan-Corbières. Elle y est restée durant environ une trentaine d’années avant de disparaître pendant la Seconde Guerre mondiale. D’après les archives de la Société des artistes français, Paul Ducuing a exposé son œuvre au Salon en 1909 sous le nom de La Surprise. Le même titre figure sur différentes cartes postales. Les archives nationales ont conservé des informations sur la statue sous le nom de Faune et Bacchante. Les habitants des Corbières l’appellent La Capounado. L’œuvre d’art possède donc trois titres. Étant issue d’une formation en arts plastiques, j’ai rapidement analysé l’œuvre en question comme représentant une scène mythologique dans laquelle un satyre ou un faune et une nymphe ou une bacchante se séduisent. La statue possède plusieurs aspects semblables à l’œuvre de James Pradier Satyre et bacchante (1834). Le visage de la bacchante a la même expression joyeuse et des traits similaires. Le satyre la surplombe comme dans l’œuvre de Paul Ducuing. Des éléments rappelant le vin et le dieu Bacchus, tel que le raisin et le pied de vigne, sont également présents dans la composition des deux statues.
Figure 2 : Carte postale de La Capounado, début du XXe siècle.
Un autre objet confirme que l’homme est bien un faune, il s’agit du tambourin que l’on retrouve positionné près des jambes du couple. Les faunes sont souvent représentés avec un instrument. Dans un de ses croquis à la sanguine, Faune dansant avec un tambourin entouré de trois puttis (XVIe siècle), Michel-Ange a dessiné cet être mythologique avec un tambourin et des jambes humaines. Ce détail a son importance, car encore aujourd’hui certains habitants des Corbières restent persuadés que le couple dans l’œuvre de Paul Ducuing est humain car l’homme n’a pas de sabots ni de cornes. Or, dans différentes représentations, les faunes et les satyres ne possèdent pas ces attributs bien qu’ils soient issus de la mythologie.
Mais alors, que signifie La Capounado ? Il s’agit d’un terme occitan et d’une tradition viticole présente notamment dans l’Aude sous la forme d’une farce. Elle implique d’écraser du raisin sur le visage des jeunes femmes pendant les vendanges, puis de les embrasser. La position des personnages, ainsi que la grappe de raisin tenue par le faune au-dessus du visage de la bacchante, sont donc à l’origine du titre non officiel de cette œuvre donné par les habitants des Corbières. Dans la rédaction de ma thèse et dans la réalisation de ma bande dessinée j’intègre les deux interprétations du sens de cette statue. Cette œuvre est aussi bien rattachée à la tradition des Beaux-Arts qu’à la culture audoise. Elle symbolise également la mémoire peu à peu oubliée d’un territoire rural. À ce jour, j’enquête toujours sur cette statue disparue pendant une nuit d’hiver, il y a quatre-vingts ans.
Figure 3 : Myriam Ducoin, extrait 2 de ma bande dessinée. La tradition. Peinture digitale, 2023.
Figure 4
Le corpus
Pour dessiner des scènes liées à l’univers viticole de l’époque ou au quotidien des habitants, je me suis appuyée sur la « collection Costesèque », un ensemble de clichés photographiques réalisé par Pierre et Paul Costesèque, en partie numérisée par les Archives Départementales de l’Aude. Père et fils étaient propriétaires d’un studio de photographie, et ont immortalisé des évènements publics et privés à Lézignan-Corbières et dans ses environs au courant du XIXe siècle. Dans les années 2000, leurs descendants ont légué la collection à la ville qui possède désormais près d’un millier de petits cartons de négatifs divers : plaques de verre, gélatines et pellicules variées. C’est ce patrimoine culturel lézignanais que ma bande dessinée vise également à valoriser.
Les archives municipales de Lézignan-Corbières et de Toulouse, celles départementales de l’Aude et des Hautes-Pyrénées, celles de la Société des artistes français ainsi que les Archives nationales, m’ont permis d’accéder à de nombreux documents qui ont alimenté une longue et intensive phase de recherche préalable à la création.
Cette partie du travail, en général solitaire mais passionnante, a nécessité des compétences diverses, très proches de celles que les historiens, les journalistes, les généalogistes et les enquêteurs ont l’occasion d’utiliser. Le principe de l’enquête est souvent employé dans le genre de la bande dessinée. L’œuvre de Joe Sacco, Gaza 1956 en marge de l’histoire (2009) en est un parfait exemple : l’auteur y mène une enquête au sujet d’un massacre survenu en Palestine et rassemble des témoignages divers.
Afin de traduire dans ma bande dessinée la période de la Seconde Guerre mondiale, je me suis appuyée sur le classique et célèbre Maus (1980) de Art Spiegelman. L’objectif était de comprendre comment l’auteur avait pu retranscrire les moments souvent tragiques de la vie quotidienne de cette époque.
Les témoignages et les souvenirs sont ainsi des éléments fondamentaux de ma bande dessinée et font partie de mon corpus. Dans un premier temps, je les ai rassemblés au fil du temps et des rencontres sous la forme d’enregistrements vocaux et de textes, puis je les ai transposés plastiquement en m’inspirant du fameux roman graphique de Will Eisner : Un pacte avec Dieu (1978). Cette retranscription plastique m’a permis de mettre en lumière les caractéristiques d’une époque, celle de l’occupation et de la présence terrifiante des soldats du Reich dans l’Aude.
Les choix plastiques et scénaristiques
Les outils de création que j’utilise sont en grande majorité numériques. Une tablette graphique et des logiciels me permettent en particulier de réaliser des dessins et des peintures digitales, de créer des montages et d’ajouter des textes facilement. Néanmoins, je conserve encore une pratique traditionnelle : mes ébauches et mes storyboards sont toujours exécutés à la mine graphite sur des carnets de croquis ou des formats plus grands pour une vision d’ensemble du scénario.
Afin de réaliser cette bande dessinée, j’ai pris le parti de codifier la couleur pour permettre aux lecteurs de mieux comprendre les différentes temporalités dans lesquelles se joue l’histoire : le présent est polychrome et le passé en noir et blanc selon une similitude plastique avec les photographies et les cartes postales anciennes sur lesquelles je m’appuie. De plus, à titre personnel, je considère que le noir et le blanc traduisent une certaine authenticité et un sentiment de nostalgie que je souhaite retranscrire dans ma bande dessinée.
D’autres choix effectués concernent l’utilisation des documents et des photographies d’archives elles-mêmes : j’avais la possibilité de les reproduire afin de les adapter au style graphique de ma bande dessinée, ou bien de les intégrer sans les modifier à la manière de Art Spiegelman dans Maus8 qui hybride des médiums pour lier la forme et le sens et susciter des sentiments spécifique. Dans son travail, les photographies sont associées aux dessins afin de rappeler la véracité de l’histoire des personnes, la rendre vraisemblable, plus authentique et touchante. Je me suis donc inspirée du travail de ce célèbre bédéaste afin de réaliser ma production artistique.
Afin d’organiser tous les témoignages que j’ai rassemblés au cours de mon enquête et créer un scénario plus ordonné, j’ai imaginé un groupe de personnages fictifs sous la forme d’une classe d’école primaire. Ce sont les aventures de ces enfants que l’on suit au fil des cases qui racontent des moments de leur enfance sous l’occupation. Je leur ai attribué les prénoms des personnes qui ont témoigné de cette période à l’occasion de discussions, ou à travers des écrits littéraires ou journalistiques.
La création de liens
La bande dessinée portera le titre suivant : La Mystérieuse disparition de La Capounado de Lézignan-Corbières. Elle sera accessible sur le site de la ville et ses réseaux sociaux. Des liens hypertextes et des codes QR mèneront à des enregistrements sonores, à des témoignages et à d’autres documents annexes tels que des photographies et des extraits d’archives diverses. Cela permettra aux lecteurs d’obtenir des informations supplémentaires sur la période de l’occupation à Lézignan-Corbières et sur la statue disparue.
Internet et les nouvelles plateformes de diffusion et de communication rendent possible l’hybridation de contenus. On peut donc mêler les images fixes (dessins, photographies, documents d’archives), à des vidéos, des animations et des enregistrements sonores (bruitages et témoignages audios). Dans le cadre de cette commande et des critères demandés, j’ai donc tenté d’innover en intégrant les réseaux sociaux dans mon projet afin de rendre cette bande dessinée accessible et ludique auprès d’un vaste public.
Néanmoins, je connais les dérives inhérentes à ce type de média : l’état hypnotique engendré par les écrans est notamment évoquée par Roland Reuss dans Sortir de l’hypnose numérique9 (2013), ainsi que par Jean Châteauvert et Gilles Delavaud dans l’ouvrage collectif D’un écran à l’autre, les mutations du spectateur10 (2016). Je suis également consciente de la fragilité actuelle des liens sociaux et du phénomène de détachement vis-à-vis du corps et du sensible engendrés par Internet et les réseaux sociaux, processus identifié par Éric Sadin dans La Vie algorithmique : critique de la raison numérique11 (2015) et Philippe Breton dans Le Culte de l’Internet, une menace pour le lien social ?12 (2000).
Afin de contrer cette utilisation trop importante des réseaux sociaux dans ma pratique, j’ai souhaité favoriser les rencontres avec les publics et les échanges avec les habitants, les associations locales, les acteurs locaux de la culture et les établissements scolaires. Mon souhait était de tisser des liens authentiques et durables avec la population. Il m’a cependant fallu attendre une année avant de créer ces rencontres puisque le contexte sanitaire était encore délicat. Cette commande et la création de cette bande dessinée investissent en définitive les relations sociales et la transmission mémorielle. Tous les acteurs précédemment cités sont intervenus à leur manière dans la conception de ce roman graphique, en partageant notamment des témoignages enregistrés et des photographies personnelles.
Dans son ouvrage, L’Œuvre commune : affaire d’art et de citoyen (2012), Jean-Paul Fourmentraux expose certains aspects de la commande artistique similaires à mon expérience. Le sociologue évoque le devenir public de l’art et explique que l’innovation réside aussi dans l’idée que l’œuvre d’art devrait être le fruit d’une rencontre. Pour l’auteur, « l’œuvre crée le public autant qu’elle est produite par lui. C’est la rencontre qui compte13 ». Il ajoute dans le paragraphe suivant que « l’artiste parle à son public. Et même, il apprend de lui14 ». Ce dernier point décrit aussi l’engagement et la reconnaissance que j’ai envers toutes les personnes qui participent à ce projet, et qui me font confiance. Elles partagent avec moi leurs souvenirs et me permettent d’enrichir mes connaissances et mon expérience en tant qu’artiste.
Pour Jean-Paul Fourmentraux, la commande artistique de notre époque peut impliquer « de faire se rencontrer des acteurs différents, de les confronter, de les faire dialoguer ensemble15 ». Bien que mon projet comporte l’utilisation d’outils numériques susceptibles d’éloigner physiquement les individus, je tente à chaque étape de ma création d’instaurer des liens authentiques entre le public, l’œuvre et moi-même dans un seul et unique but : celui de transmettre la mémoire riche et les traditions passionnantes d’un territoire.
La nature de la commande réalisée par la collectivité de Lézignan-Corbières n’a pas été définie dès le premier jour. Une longue période d’acclimatation à mon terrain de recherche et de nombreuses rencontres ont été nécessaires pour aboutir à la définition d’un projet concret et réalisable. Encore aujourd’hui, il subsiste de nombreuses difficultés dans sa réalisation. Néanmoins l’expérience n’en est que plus enrichissante car elle débouche sur la création de liens humains durables au cœur d’un projet fondamentalement engagé. Mon statut est aussi très particulier car je suis une artiste embarquée dans la politique culturelle d’un territoire rural, au sein d’une collectivité qui a des besoins particuliers et peu de moyens. Dans le cadre de mon contrat et de cette commande, j’ai des critères à respecter et des contraintes auxquelles je dois m’adapter, ce qui m’amène à innover. Ce sont peut-être ces différents aspects qui définissent ce qu’est la commande artistique aujourd’hui : s’adapter, innover et s’engager. C’est ce que j’ai la chance d’expérimenter à travers la réalisation de cette commande et de cette « aventure humaine16 ».
Notes et références
Bibliographie
Ouvrages socio-critiques sur les thèmes d'internet et des nouvelles technologies
Breton Philippe, Le Culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000.
Chateauvert Jean, Delavaud Gilles (dir.), D’un écran à l’autre, les mutations du spectateur, Paris, L’Harmattan, 2016.
Reuss Roland, Vergne-Cain Brigitte et Rudent Gérard, Sortir de l’hypnose numérique, Paris, Des îlots de résistance, 2013.
Sadin Éric, La Vie algorithmique : critique de la raison numérique, Paris, Éditions L’Échappée, 2015.
Ouvrages sur le thème de la commande publique
Fourmentraux Jean-Paul, Ardenne Paul, L’Œuvre commune : affaire d’art et de citoyen, Dijon, les Presses du réel, 2012.
Romans graphiques de référence
Eisner Will, Un pacte avec Dieu, Paris, Éditions Delcourt, 2018.
Sacco Joe, Gaza 1956. En marge de l’histoire, Paris, Éditions Futuropolis, 2010.
Spiegelman Art, Maus - L’intégrale, édition anniversaire, Paris, Éditions Flammarion, 1998.
Webographie
Heinich Nathalie, « Préface », Logiques de la commande (XXe-XXIe siècles), COnTEXTES, n° 29, 2020, [En ligne], consulté le 10 avril 2023.
1 Nathalie Heinich, « Préface », Logiques de la commande (XXe-XXIe siècles), in COnTEXTES, n°29, 2020, [en ligne] http://journals.openedition.org.ezpupv.scdi-montpellier.fr/contextes/9553, consulté le 10 avril 2023.
2 Luce Rivet, « Le sculpteur toulousain Paul Ducuing (1867-1949) : un artiste officiel sous la Troisième République », Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, tome 100, n°182, 1988, p. 181-192, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1988_num_100_182_2173, consulté le 27 mars 2023.
3 Photographie disponible sur le site https://www.le-souvenir-francais-thailande.com.
4 Nathalie Heinich, « Préface », op. cit.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Art Spiegelman, Maus – L’intégrale, édition anniversaire, Paris, Flammarion, 1998, p. 102, 165, 294.
9 Roland Reuss, Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, Sortir de l’hypnose numérique, Paris, Des îlots de résistance, 2013.
10 Jean Chateauvert, Gilles Delavaud (dir.), D’un écran à l’autre, les mutations du spectateur, Paris, L’Harmattan, 2016.
11 Éric Sadin, La Vie algorithmique : critique de la raison numérique, Paris, Éditions L’Échappée, 2015.
12 Philippe Breton, Le Culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000.
13 Jean-Paul Fourmentraux, Paul Ardenne, L’Œuvre commune : affaire d’art et de citoyen, Dijon, Les Presses du réel, 2012, p. 297.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 298.
À propos de l’autrice
Myriam Ducoin est doctorante en arts et sciences de l’Art, Arts Plastiques, au sein du laboratoire RIRRA21 à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, sous la direction de Monsieur Éric Villagordo (MCF HDR Arts Plastiques et Sociologie de l’art – Université Paul-Valéry Montpellier 3). Dans cette université, elle a obtenu un premier master en Arts plastiques, puis un second en Études culturelles. Ses deux mémoires portaient sur le phénomène des réseaux sociaux, leurs influences et leurs conséquences sur la société et sur le champ artistique. Elle réalise sa thèse dans le cadre d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE) à la mairie de Lézignan-Corbières dans l’Aude. Elle est chargée d’une mission culturelle dans cette collectivité. Sa recherche s’oriente vers les outils de création et de diffusion numérique.