Pièce de collection, accessoire culturel, déguisement populaire, instrument protecteur, gadget dissimulateur ou concept figuré : c’est à cet objet d’étude hautement polysémique aux apparences, fonctions et usages pluriels, que la dixième livraison de la revue À l’épreuve entend s’intéresser.
Le masque est riche d’incarnations plurielles, qui ont traversé les années, les disciplines et les formes d’expression, jusqu’à questionner en profondeur la rigidité des frontières intermédiales. Comme thématique, il faisait donc la promesse d’une variété d’approches et de méthodes stimulantes et représentatives du dynamisme actuel de la recherche. Les articles de ce numéro dépassent de beaucoup cette promesse : ils sont le témoin d’un questionnement complexe autour des thèmes de l’identité, de la création, de l’intime, du collectif ou de la représentativité. Ce mouvement, ancré dans le contemporain, n’en oublie pas pour autant des objets d’étude parfois pluricentenaires : d’Edmond Rostand à Stanley Kubrick, les auteur·rices permettent à ce numéro de balayer avec une amplitude réjouissante plus de deux siècles de création.
Sommaire
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À bas les masques !
Dernier film de Stanley Kubrick, décédé peu avant la sortie, Eyes Wide Shut est au centre de l’article de Valentin Debatisse. L’auteur étudie dans ce film les différentes occurrences de la figure du masque et s’intéresse de manière plus précise à l’action qui consiste à « se » démasquer, que cela soit dans la sphère privée, à l’échelle d’un « couple en crise », ou dans la sphère publique, en société. À travers un questionnement précis de la « dialectique du visible [...] et du caché », Valentin Debatisse présente les rapports humains comme une « odyssée » sans cesse renouvelée, où l’exploration de l’altérité est aussi cérébrale que physique.
Concentré sur cinq pièces plus (Cyrano de Bergerac) ou moins (Les Romanesques) renommées d’Edmond Rostand, l’article de Marion Sautereau consiste en une étude du lien entre le motif du masque et la « quête identitaire » des personnages. Les notions d’ethos et d’idéal sont mises en exergue pour mieux interroger le caractère éphémère du masque et de son revers : le dévoilement d’une « identité profonde » par le démasquement. Non sans prendre en considération la vaste typologie de masques présents chez Rostand, l’autrice se concentre sur les « complots » et les « costumes » pour aboutir à une étude de ce qu’implique le masque, que ce soit sur le plan de la caractérisation ou de l’incarnation.
La connaissance aiguë du travail du sculpteur Loïc Nebreda permet à Caroline Bach de proposer une étude du lien entre le masque de théâtre et les « effets de réel » qui peuvent impliquer sa disparition-même. L’autrice se concentre sur quatre créations de Nebreda pour bâtir une réflexion à la fois riche en contextualisation et très précise sur le plan conceptuel. Son analyse, appuyée par une description documentée du sculpteur au travail, suggère une vision du masque comme un « relais », un « pont » entre le façonnage originel de l’objet et sa réception dans l’esprit des spectateur.rice.s.
L’article de Jacques Demange s’intéresse aux enjeux que recouvre l’utilisation du « masque numérique » appliqué à la figure actoriale, à travers l’étude de plusieurs œuvres cinématographiques tels Le Pôle Express de Robert Zemeckis, La Planète des Singes : les Origines de Rupert Wyatt ou encore The Mask de Chuck Russell. En s’appuyant sur l’analyse de la performance capture et du morphing, l’auteur montre comment les technologies numériques travaillent et redéfinissent la « visagéité-même de l’acteur ».
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Actes de la journée doctorale WIP
Minerva Sandoval se propose d’analyser deux films ayant été récompensés par des prix en 2019, Un amour impossible de Catherine Corsini et Yo, Imposible de Patricia Ortega, à partir les notions de « troisième espace » et d’« identité hybride » introduites par le théoricien Homi Bhabha. Celles-ci permettent à l’autrice d’aborder les questions d’inceste et d’intersexuation qui se trouvent au coeur des œuvres, et de montrer comment les réalisatrices ont cherché à traduire ces expériences. La comparaison établie entre les deux films fait émerger un « troisième espace féminin », caractérisé par la souffrance et le silence des protagonistes.
Myriam Ducoin revient sur la genèse, la mise en place, mais également les enjeux de la commande artistique qu’elle réalise, sollicitée par une collectivité territoriale. Il s’agit d’une bande dessinée numérique, inspirée d’un fait réel datant de la Seconde Guerre mondiale. À cheval entre histoire et art, cet article pose la question centrale de la transmission mémorielle à l’heure des innovations technologiques, par l’intermédiaire d’une commande artistique reposant sur des attentes bien spécifiques.
Pauline Jankowski s’est attachée à étudier Le Dernier texte de l’« écrivain-monde » Santiago H. Amigorena, une œuvre aux dimensions à la fois autobiographique et encyclopédique. En recourant à la géopoétique, elle analyse en particulier les différents dispositifs textuels, stylistiques et poétiques, tout en questionnant les relations entre imaginaire, souvenir, écriture et territoire de ce récit-monde. L’une des forces de l’article réside dans son habileté à démontrer avec précision et originalité que l’espace de la page se convertit en un lieu hautement symbolique, « un lieu à la fois habité et habitable ».
Naëlane Lefebvre-Thillier se penche sur les notions de care et de sollicitude qui ont fait leur apparition dans le monde du jeu vidéo ces dernières années. Elle cherche à déterminer les enjeux et les limites de ces concepts à partir de deux exemples, Kind Words du studio Popcannibal et Celeste, développé par Mary Thorson et Noel Berry. En se fondant sur la sociocritique, les apports théoriques de Marc Angenot sur la rhétorique et ceux de Julia Kristeva en sémiotique, elle montre comment les care games manifestent et interrogent les discours et idéologies contemporains afin de proposer aux joueurs et joueuses un cadre de jeu fondé sur le souci de l’autre.
L’article de Pablo Cabeza-Macuso s’articule autour de la notion d’« échanges de corps » à l’écran, à travers un corpus de séries télévisées. À partir de plusieurs études de cas, il propose une typologie se fondant sur quatre aspects principaux, à savoir : narratif, esthétique, actoral et sériel. Ses analyses des remaniements des personnages télévisés reposent notamment sur les concepts de familiarisation, défamiliarisation actorale, ocularisation (zéro, subjective).
Remerciements
L’équipe de co-direction d’À l’épreuve remercie chaleureusement l’ensemble des personnes qui ont contribué à l’élaboration de la dixième édition de la revue : les auteur·rices, pour le temps accordé à la rédaction de leurs articles ; les enseignant·es chercheur·euses spécialistes pour leur travail d’expertise, pour leurs préconisations ainsi que pour leur accompagnement depuis plusieurs années.