De nos jours, on trouve sur les moteurs de recherches des compilations des interruptions spéciales télévisuelles les plus marquantes : du 11 septembre 2001 à la mort de la reine Elisabeth II, ces vidéos proposent de vivre le moment de bascule du programme routinier vers l’événement. Dans ce contexte contemporain, déjà en grande partie dévolu au traitement de l’actualité, l’événement paraît cependant moins une rupture qu’il ne peut l’être dans un contexte exclusivement cyclique. Notre étude s’intéresse en effet à un secteur de presse né au XIXe siècle et se tenant à distance de l’actualité, même après le tournant des années 1880 qui voient la promotion d’un nouveau rapport au temps présent – Le Matin, quotidien fondé en 1885 se spécialise dans le compte rendu quasi instantané de l’actualité internationale. Le rapport au temps induit par ces formes médiatiques n’est certes pas exclusivement linéaire, ainsi que l’analyse Julien Schuh :
Le caractère périodique de la presse est en lui-même un facteur de stabilité : la création de rubriques vient rapidement donner une forme de permanence à certaines catégories d’événements, qui s’inscrivent ensuite dans des structures préconstruites pour en recevoir le récit. Aux cycles naturels et sacrés se substituent de nouveaux cycles médiatiques […]1.
Dès lors, « même l’événement, s’il semble à première vue déborder ces rubriques, tend en dernière analyse à être assimilé à cette trame temporelle totalisante2 ». Cependant, cet aspect des choses paraît exacerbé dans le cas de la presse mondaine, tout particulièrement mensuelle et hebdomadaire. On s’étonnera ainsi que l’incendie du Bazar de la Charité, quoiqu’il ait fait de nombreuses victimes parmi les membres de la haute société, ne soit qu’à peine évoqué dans les pages de La Vie parisienne, organe de cette même catégorie sociale. Tout se passe comme si cette catégorie de journaux, surinvestissant le récit d’une temporalité routinière, basée sur les divertissements saisonniers d’une classe oisive et ses micro-événements, niait l’événement à véritable portée. Il arrive toutefois que celui-ci fasse effraction. Nous chercherons donc à savoir quelles prise et conséquence peut avoir l’événement sur une écriture périodique cyclique, en nous intéressant tout particulièrement à trois catégories d’événement : la révolution politique (la guerre de 1870) ; le fait-divers dramatique (l’incendie du Bazar de la charité) ; et l’événement festif, qui a pour particularité de ne pas être soudain (l’Exposition universelle – événement lui-même organisé de manière cyclique à Paris). Notre corpus est constitué de périodiques mondains paraissant du Second Empire aux années 1930 : illustrés, destinés pour certains à un lectorat féminin (Le Salon de la mode), ou plus généralistes (Le Monde illustré, La Revue mondaine illustrée, La Vie parisienne3), ils rendent compte des loisirs d’une classe oisive4. Nous y ajoutons deux titres s’intéressant plutôt à l’univers de la demi-mondanité (Paris-Caprice, Le Fin de siècle), mais qui s’appuient sur une manière semblable d’occuper le temps5.
De saisons en saisons : presse mondaine et cycles
La cyclicité des loisirs mondains
Les divertissements des classes mondaines et demi-mondaines peuvent être observés en fonction d’un rapport cyclique au temps. Certes, les saisons météorologiques et le calendrier religieux organisent de longue date un tel rapport pour toutes les couches de la société – quoique la diversification des rythmes de vie XIXe siècle mène à nuancer ce constat, ce que Marie-Astrid Charlier observe dans le récit romanesque de ces vies : « À une temporalité cyclique fondée sur la longue durée de l’Ancien Régime, presse et romans substituent […] les rythmes de ce qu’on appellera bientôt la “vie moderne” : les temps du foyer, du travail, des trajets, des spectacles, etc.6 ». Au sein de cet « éclatement du temps7 », la presse périodique, reflet des modes de vie et cadre pour se penser dans le temps, joue un rôle essentiel. Après les années 1880, où le compte rendu de l’actualité au jour le jour devient une nouvelle norme de la presse quotidienne, « [l]'impression de vivre, à travers le journal, dans un présent partagé à l’échelle mondiale provoque un sentiment d’accélération du rythme de l’histoire : l’information au quotidien entraîne la granularisation de l’expérience temporelle8 ». Toutefois, les expériences temporelles sont diverses : le rapport au temps définit aussi la classe sociale à laquelle appartient l’individu. Pour Alain Corbin, « la diversité des rythmes journaliers s’accorde naturellement aux taxinomies qui ordonnent l’imaginaire social9. »
Si les classes mondaines participent à ce bouleversement et le vivent, une partie de leur activité demeure tout particulièrement ancrée dans la persistance d’une forme de cyclicité. Alice Bravard a étudié le fonctionnement de cette catégorie sociale, qu’elle définit par son rapport à un « temps improductif », nullement tendu vers une perspective d’évolution. Au contraire, l’« oisiveté » mondaine est un « art de vivre [qui] se caractérise par une intense activité sociale [et] qui permet aux mondains d’exprimer la supériorité de leur goût, de leur esprit, de leur élégance10 ». Le Salon de la mode le revendique de la sorte :
Il y a plusieurs petites saisons dans la saison d’hiver. Nous venons de traverser celle où le dîner a le plus d’importance. Maintenant c’est la série des bals qui commence, pour ne prendre fin, sous différentes formes de réceptions, qu’à l’époque encore lointaine des beaux jours11.
Chaque saison est consacrée à un type d’activité ou de réjouissance collective : villégiatures en été ; chasses à l’automne ; courses au Printemps, réceptions entre janvier et Carême12. « Dans le calendrier mondain, chaque saison, je pourrais dire chaque mois, correspond à des plaisirs et à des luxes13 » : ce calendrier est aussi, dans une classe qui soigne son image et son capital social, une prescription : « La semaine des courses de Deauville, comme celle des courses de Dieppe, fait partie du calendrier mondain obligatoire, et personne ne cherche à s’affranchir de ce déplacement14. » En cela, cet emploi du temps pourrait être considéré comme définitoire de la classe qui le suit : est mondain celui qui pratique les activités mondaines, et plus encore, qui est connu comme les pratiquant. À ce titre, c’est le journal, chambre d’écho des activités, qui joue un rôle essentiel, publicisant les présences ou absences des personnalités15. Pour Guillaume Pinson, « le journal représente et scande la temporalité tout à la fois16 ».
Le journal, qui annonce les réjouissances, les relate et leur donne sens, organise donc lui-même ce mode de vie cyclique, et ce rapport au temps et à l’espace. Le Monde illustré, à la une du 1er janvier 1882, promet à la lectrice de l’accompagner tout au long de l’année, dont le programme est annoncé de la sorte :
Que lorgnette à la main au temps des violettes
Vous suiviez sur le turf le vainqueur du Grand Prix,
[…] Que septembre venu dans la svelte amazone
Vous couriez par les bois aux fanfares du cor,
Ou que l’hiver, au bal dont l’orchestre résonne,
Vous valsiez dans un flot ambré de soie et d’or17
Une étrange obsession pour le temps
La dimension cyclique de l’année ne cesse d’être ressassée, et pour cela, tend à être constamment représentée. Régulièrement, le journal invite les lecteurs à concevoir le temps selon cette forme :
L’année mondaine ressemble à un cadran dont les heures seraient figurées par les grandes stations adoptées par la mode. Le temps pousse l’aiguille qui en hiver, marque Nice ; au printemps, Paris ; en été, Aix-les-Bains, puis successivement, Deauville, Dieppe, Biarritz, jusqu’à ce qu’elle s’arrête, comme en cette saison, non plus sur une localité déterminée, mais une sorte de synthèse : la saison châtelaine, qui bat son plein à l’époque de l’ouverture de la chasse18.
La représentation visuelle ou textuelle du cycle occupe une large place dans les périodiques. Tout se passe comme si, au milieu du compte rendu de la vie quotidienne, des projections macroscopiques étaient nécessaires pour aider le lecteur à se situer dans le temps, et par là même, dans la catégorie sociale qui use du temps de la sorte.
Le temps de la vie, premièrement. Une gravure de Paris-Caprice du numéro du 28 décembre 1867, titrée « La femme. Comédie en quatre saisons », allégorise les âges de la vie comme des saisons, également ancrées sur des localités : « la première saison se passe à Vaucouleurs, la seconde à Bréda », etc.
L’illustration permet aussi de mettre en scène le temps de l’année – dans Le Monde parisien du high life, le passage à l’année 1879 est célébré par la présentation d’un calendrier prenant la forme d’un éventail – l’accessoire élégant se superposant à la conception cyclique de l’année mondaine –, légendé comme tel : « recommencer pour finir et finir pour recommencer19 ». Le 1er janvier n’est pas perçu comme la première étape d’une temporalité nouvelle, mais comme le relancement du cycle. Les saynètes représentées sur l’éventail correspondent à des périodes de l’année – « bains de mer » – ou à des événements rituels – « étrennes ».
Enfin, la journée elle-même est concevable comme cycle. Dans La Grande vie, un article de deux pages, illustré de petites vignettes, évoque « les heures de la Parisienne20 », du lever au coucher. La Parisienne est racontée par le biais d’une routine au présent de vérité générale : « vers sept heures, elle réapparaît toute joyeuse quoique un peu lasse et, très alerte, elle dîne à la hâte pour ne pas manquer la première scène de la pièce célèbre, celle qui fait courir tout Paris ». La conclusion de ce récit des heures insiste sur les qualités de cette Parisienne élégante – laquelle maîtrise cette temporalité fondée à la fois sur un cycle répétitif et sur une attention aux modes, sachant « enchaîner à son char non seulement les triomphes, les gloires, les célébrités et les cœurs, mais aussi les attributs du temps et le cortège des heures ».
Dès lors, la classe mondaine ne se définit pas comme hors du temps, prise dans un cycle immuable de divertissements et de leur éternel retour : bien au contraire, elle se pense – et le périodique l’aide à se penser comme telle – comme maîtrisant l’écoulement temporel en habitant le calendrier d’une vie, d’une année ou d’une journée. Le cycle n’est d’ailleurs pas exempt d’une forme de micro-événementialité.
Cycle et micro-événements
Le paradoxe faisant cohabiter au sein du rythme de la vie événementialité et cycle quotidien est une problématique déjà envisagée, notamment par Marie-Astrid Charlier, qui l’inscrit dans la définition même de « quotidien » : « ce qui se répète chaque jour, [mais également] tout ce qui surgit avec une empreinte de nouveauté et tend à briser la trame ordinaire des jours21 ». Cette cohabitation est d’autant plus criante dans la manière qu’a le périodique de rendre compte du quotidien : « Fait-divers et événement du jour sont deux mises en forme médiatiques de la quotidienneté22 ». Le fait-divers, ou tout micro-événement du même ordre, font partie du quotidien, tel qu’il est chroniqué par le journal, et ne désorganisent donc pas son propos. Bien au contraire, une place leur est ménagée, au sein de rubriques. Dans le cas de la presse mondaine, il s’agit tout particulièrement des rubriques consacrées aux annonces et comptes rendus, où le paradoxe se fait sentir avec le plus de force : des expressions telles que great events n’introduisent pas de rupture dans le cycle, mais le constituent. Le ton sensationnaliste donne à toute réjouissance routinière l’apparat d’un moment exceptionnel, à force de comparatifs et de superlatifs : « une des plus belles réceptions de la saison23 ».
Dès lors, il convient de bien définir le substantif « événement » pour comprendre la place qui lui est donnée au cœur de la routine. Le Courrier du monde élégant introduit ainsi une chronique :
Je ne me trouve point précisément en avance pour parler du Grand Prix de Paris et de la Revue de Longchamps. Aussi serais-je tout disposé à les passer sous silence, si je ne craignais, chères lectrices, que vous m’accusassiez d’ignorer absolument les événements du jour et de borner mon horizon au seuil de mon logis.
« Événement » ne renvoie pas à un moment inhabituel, ou inattendu, mais doit se comprendre comme synonyme de « réjouissance collective », ici opposée à l’univers domestique24.
Cependant, les événements de l’année associés à l’actualité peuvent trouver leur place au sein du système de représentation cyclique de l’année mondaine.
Dans La Vie parisienne, la gravure centrale de décembre 1879 s’inspire du principe des revues-spectacles : si la forme du dessin – 4 vignettes, une par saison –, le titre « la revue au château » et le personnel représenté, par exemple des élégantes au bord de la mer, évoquent les divertissements de la vie mondaine, l’ensemble vise surtout à rappeler les temps forts de l’actualité de 1879, comme la publication de Nana ou les débats autour du projet de loi sur le divorce. De la sorte, l’actualité se trouve amalgamée à la conception cyclique du temps offerte généralement par ces périodiques. À propos du fait-divers et de son traitement par les canards à partir du XVIIIe siècle, Dominique Kalifa écrit :
Ce qui importe dans cette production n’est évidemment pas l’événement, mais au contraire ce qu’il y a de permanent en lui, et qui peut donner prise à un discours social sur l’humain et son destin. Toute rupture potentielle se voit intégrée, et abolie, dans une grille d’analyse lénifiante qui est celle du même, du mythe25.
L’abolition de la déflagration que pourrait constituer l’événement, cette fois pris dans son sens fort – « séquence factuelle en rupture avec ce qui la précède, perçue comme importante, ouverte sur un ensemble de suites26 » – est précisément une autre caractéristique de ces périodiques mondains.
Interruption spéciale : quand l’événement fait irruption
L’événement, doit a prori être considéré comme un fait qui perturbe le cycle et le discours du journal : il advient « comme quelque chose qui stupéfie la voix des locuteurs, comme une chose illisible, soudaine, sauvage, providentielle ou diabolique qui fait momentanément trembler la voix des détenteurs des discours reconnus et autorisés, surprend la plume des journalistes et parfois inquiète les institutions27 ». Cependant, le discours périodique mondain face à l’événement va d’abord dans le sens de sa mise sous silence.
L’événement nié
Dans un premier-Paris de 1878, « événement » n’est qu’un signifiant : « Les événements de toute sorte qui se produisent autour de nous et se pressent à la suite l’un de l’autre avec une extrême rapidité attirent l’attention des Parisiens bien loin des rivages de la Seine28 ». Ces événements ne font l’objet d’aucun récit, comme on s’y attendrait : le rédacteur se contente ensuite de dresser une liste de villes dans lesquelles il se passe effectivement des choses (Rome, Madrid, Londres, Constantinople), renvoyant le lecteur à sa connaissance des faits, acquise par la lecture de périodiques davantage consacrés à l’actualité, avant d’en venir à des sujets mondains et parisiens, routiniers. L’événement n’est donc évoqué que pour être mis de côté.
Dans le même journal et quelques semaines plus tard, en pleine Exposition universelle, on lit la chronique suivante :
Je suis en quête de nouvelles […] je n’en rapporte point. J’ai fait des efforts insensés pour découvrir quelque actualité bien piquante, pour assister à quelque drame bien noir et bien corsé […] je me suis lancé sur le pavé de Paris à la recherche d’aventures extraordinaires dont je me réjouissais de vous faire le récit ici-même, et je rentre bredouille […] Tout le monde est à l’Exposition, on en parle que de l’Exposition. […] je ne sais de quoi vous entretenir si ce n’est de l’Exposition.
D’une part, on affirme le statut d’événement de l’Exposition, bouleversant la vie des Parisiens, occupant les conversations, d’autre part, on rejette ce sujet au rang de non-sujet, peu apte à remplir l’espace de cette chronique mondaine.
Dans Le Salon de la mode du 1er mai 1914, événement et écriture du cycle se trouvent tout particulièrement opposés. En première page, la chroniqueuse met en scène son travail d’écriture : elle avait rassemblé « du sérieux, de la fantaisie, des légendes, des recettes pour être belle », mais…
Toute ma moisson est à l’eau pour n’avoir pas été cueillie à son heure ! C’est que vous me prendriez pour une « mère-grand » qui à travers ses lunettes ne voit pas le monde tel qu’il est, si je vous parle aujourd’hui d’autre chose que les élections ! Les é-l-é-c-t-i-o-n-s ! Voilà ce que j’avais oublié.
La chroniqueuse martèle l’idée qu’il s’agit bien d’un événement : « une période électorale met le monde à l’envers » ; « les élections, c’est l’acte dévorant par excellence ». L’actualité semble donc venir perturber le cycle des chroniques mensuelles, inspirées par les saisons et les rites. Cependant, à la fin de la chronique, les élections se trouvent elles-mêmes rabaissées au rang d’événement routinier, car, contre toute attente, elles ne provoquent aucun bouleversement : « Il est probable que cette fois encore, bon nombre de maris [voteront] pour avoir la paix ». Le rite, sujet central de ces périodiques destinés à un lectorat plutôt féminin, s’intéressant peu à la politique, prend donc le pas sur le moment ; ou bien le moment est lui-même changé en rite.
L’incendie du Bazar de la Charité, parce qu’il fit de nombreuses victimes parmi les classes mondaines, public cible de ce type de publication, pourrait davantage être de ceux qui chamboulent l’écriture cyclique. Or, il n’en est visiblement rien : dans le numéro de La Vie parisienne qui suit directement le drame, il n’est évoqué qu’à la quatrième page, à la rubrique « Pendant la semaine » :
Quelle soirée ! Quelle nuit ! avec quelle impatience on attendait le retour des gens qu’on avait envoyé aux nouvelles de nos amies vendeuses, si on n’y était pas accouru soi-même dès qu’on avait appris l’horrible catastrophe29.
L’événement est doublement médiatisé : d’une part, considéré comme connu du lectorat, son récit n’est pas pris en charge par la revue ; d’autre part, on n’évoque pas directement le drame ou les victimes, mais les angoisses des survivants. L’événement, peut-être jugé trop dramatique pour ce périodique au ton gai, n’est pas exactement nié, mais plutôt renvoyé à un hors-champ de la revue. On en trouvera encore une mention à la page 9, dans une série d’entrefilets titrés « Choses et autres », et où il est question d’une « catastrophe récente », comme si l’événement était déjà digéré, classé. D’ailleurs, dans le numéro suivant, c’est par le biais de la mode qu’une dernière allusion est faite à l’incendie : « Par ces tristes journées de deuil, le noir s’est encore affirmé comme la note dominante des toilettes […] Puis le soleil fera paraître le gris et le lilas ; puis la mode reviendra aux couleurs vives et éclatantes30 ». L’anaphore « puis » matérialise l’immuabilité du cycle, à peine perturbé.
L’absence de traitement direct de l’événement conduit à le réintégrer dans le cycle, ici celui de la mode et des saisons. En cela, plus que d’événement nié, il faudrait parler d’une forme de maîtrise de l’événement.
L’événement maîtrisé
La maîtrise de l’événement paraît d’autant plus aisée lorsque celui-ci, loin de faire une irruption brutale, est annoncé de longue date. Il en va ainsi pour les expositions universelles : on perçoit alors l’intégration progressive de l’événement au discours routinier et cyclique. Celle de 1900 prend une place croissante dans les colonnes du Fin de siècle : un conte dont le cadre est l’Exposition est publié le 1er février ; suivent des entrefilets en mars ; et en avril, l’événement est présent à toutes les pages, dans le texte comme dans les illustrations, jusque dans des rubriques peu ancrées sur l’actualité telles les nouvelles à la main. Le 26 avril, une illustration occupant une demi-page et représentant des femmes dénudées amalgame l’événement et la thématique coquine de cette feuille. À partir de cette période, une rubrique spécifique est créée, « Les plaisirs pendant l’Exposition ». On le voit, l’événement est à même de fournir des sujets, des thèmes, voire de modifier l’organisation textuelle et visuelle du numéro. Une même analyse pourrait être menée pour La Vie parisienne, qui instaure des rubriques spéciales dès le printemps (« Les bêtises qu’on entend à l’exposition »), jusqu’à y consacrer sa double page illustrée, le 9 juin. Il s’agit à la fois de célébrer le moment et de le rendre plus accessible au lecteur, en lui fournissant des informations pratiques. L’événement se voit conférer une double présence : dans les rubriques habituelles comme exceptionnelles. Ainsi que le démontre Julien Schuh au sujet du traitement des attentats anarchistes dans des quotidiens, « l’événement, s’il semble à première vue déborder ces rubriques, tend en dernière analyse à être assimilé à [une] trame temporelle totalisante31 ».
En va-t-il de même pour des interruptions plus violentes et moins prévisibles ? Marie-Astrid Charlier a analysé la rupture du quotidien opérée à des degrés divers par quelques titres de presse en 187032. À cette analyse pourrait s’ajouter l’observation du traitement de cette actualité dans des revues plus marquées par l’écriture du cycle. Cette fois, l’événement a bien prise, de manière parfois spectaculaire : La Vie parisienne modifie son titre pour La Vie parisienne pendant la guerre et sa page de couverture, y faisant paraître soldats et fusils… au milieu d’une scène galante. La thématique galante de la revue et l’actualité s’entremêlent. Dans Paris-Caprice, l’enchaînement des événements conduisant à la guerre puis à la défaite de 1870 semble dans un premier temps être maîtrisé, car lui aussi intégré aux modalités de compte rendu de l’information par ce journal. Ce dernier présentait en effet une rubrique dont le titre variait légèrement en fonction des saisons : « Zigzags d’été », « d’hiver », etc. Celle-ci devient tout simplement « Zigzags guerriers », tandis que la thématique patriotique et militaire envahit progressivement les textes et illustrations. Le 30 juillet, dans la chronique de tête « À la frontière », un soldat sur le front écrit à son ami, lui relatant ses conquêtes… amoureuses. La portée politique et militaire de l’événement en cours semble minimisée au profit de la ligne éditoriale de la revue. Un traitement humoristique des faits persiste, et tout se passe comme si le lexique de la guerre était intégré au compte rendu cyclique de l’année. Un article titré « Les forces de l’ennemi » parle en réalité de stratégies de joueurs de cartes. Chaque rubrique est bouleversée par la guerre en cours – un feuilleton, « L’espion prussien », est annoncé le 27 août –, mais le lecteur retrouve un ton et un cadre familier. Cependant, ce numéro du 27 est le dernier : en septembre, les revues mondaines, comme de nombreux autres périodiques, cessent de paraître. En ce cas, véritablement, l’événement a mis fin au cycle.
Le retour à l’ordre
Le Salon de la mode, au sujetde l’incendie du Bazar de la Charité procède bien plus que La Vie parisienne à un bouleversement du ton, qui acte la gravité et l’exceptionnalité du moment. Le numéro suivant directement le drame comporte un article certes bref, mais encadré d’un filet noir, signalant visuellement le deuil qui frappe la rédaction. La semaine d’après, un chroniqueur semble renoncer au ton égal et élégant de la revue pour verser dans celui, sensationnaliste et pathétique, d’une revue de faits-divers :
Il n’y avait plus que des amas informes recouvrant des corps tuméfiés, contractés, carbonisés ; des os calcinés, des crânes scalpés, des têtes méconnaissables n’avaient plus figure humaine. Tous ces débris humains avaient été peu d’instants auparavant les aimables dames et les élégantes demoiselles qui emplissaient le bazar de leurs gais propos33.
Toutefois, à la fin du mois de mai, Le Salon de la mode réintègre lui aussi l’événement au cycle des saisons et de la mode : « Les derniers événements si tragiques ont, comme toutes les manifestations tristes ou joyeuses de l’élite mondaine, une influence sur la mode […] Il se prépare ainsi […] des costumes d’une grande élégance en noir34 ».
Le numéro de La Vie parisienne, qui reparaît après presque un an d’interruption, en juillet 1871, est empli de souvenirs et de textes évoquant les événements de l’année écoulée. Rapidement cependant, le rythme des seasons retrouve sa place, se surimposant même à celui de la guerre :
Que d’amusantes anecdotes remontant à près d’une année, enfouies sous la tristesse des temps et qui reviennent à la surface à mesure que l’horizon s’éclaircit tant soi peu. On n’a pas assez raconté la disgrâce de nos élégantes, surprises en pleine saison des « eaux et des bains de mer » par nos premiers désastres, qu’en leur âme de Françaises elles jugeaient ne pouvoir durer plus de quelques jours puis par l’investissement de Paris qui venait les isoler tout à coup aux portes de l’hiver, en toilette de demi-saison35.
Le ton gai, et une certaine autodérision reprennent le dessus sur la gravité de l’événement, qui se trouve ici ré-observé du point de vue du cycle qu’il avait perturbé. La métaphore ouvrant ce paragraphe replace au premier plan l’anecdote légère, contre l’événement et sa « tristesse ».
À titre de comparaison, La Chronique illustrée, revue républicaine et bien davantage tournée vers l’actualité, acte dans le numéro de janvier 1871 l’immuabilité du bouleversement politique (« il est des époques qui entrent de plain-pied dans l’histoire »), et y consacre des unes bien après le retour à l’ordre : le numéro de juin 1872 évoque les courses à Longchamp, mais celui de mai saisit l’occasion de la publication de L’Année terrible pour commémorer l’événement, par l’illustration et par les textes.
Dans notre corpus de revues mondaines, si certains événements, par leur retentissement, modifient le ton et l’aspect du périodique et interrompent le discours cyclique, une volonté d’y retourner ou d’intégrer harmonieusement l’événement persiste. Davantage que l’événement, c’est donc peut-être la prise en compte du temps comme ligne qui amène l’écriture cyclique à se remettre en cause.
Et pourtant, le temps passe. Le cycle et la ligne.
Retour du même et rituels oubliés
Les périodiques mondains ressassent un discours et un ensemble de considérations sur le temps, l’inscrivant dans une conception cyclique (l’année, le jour, la vie). Cependant, ce discours est concurrencé – ou peut-être plutôt, complété – par celui qui évoque une conception plus linéaire du temps, s’inquiétant du temps qui a passé – à l’échelle d’une année comme du siècle – ou des temps qui adviendront. En cela, les journaux mondains rejoignent un certain discours social fin-de-siècle36 qui a d’autant plus de prise au sein d’une catégorie sociale qui se pense assiégée, en voie de dissolution37.
Premièrement, une remise en question récurrente du cycle réside dans une catégorie toute spéciale de marronnier, celui qui déplore l’existence du rituel, devenu ennuyeux par sa redondance :
Encore une année passée ! Toujours les mêmes plaisirs, les mêmes plaisirs, les mêmes bals, les mêmes chasses, les mêmes voyages, les mêmes bains de mer, les mêmes femmes ! Et qu’avons-nous gagné à tourner dans ce cercle plus ou moins vicieux ? Pas mal de billets de mille francs en moins et un an de plus38.
L’année à venir est célébrée par un regard las porté sur celle qui vient de s’écouler, actant le caractère mortifère du cycle des loisirs mondains. L’immuabilité du cycle des saisons et des rituels devient, plus que le rituel même, le sujet de la chronique :
Pour le quart d’heure, on se contente de grignoter les derniers bonbons des étrennes et de mordre dans les premières galettes du jour des Rois. […] Je parierais volontiers que dans cinquante ans encore, malgré dix révolutions ou bouleversements, on continuera à pratiquer cette invitation à la gastralgie39.
Il faut cependant se garder de voir là un appel à organiser l’année mondaine autrement : bien au contraire, ces chroniques amusantes visent à faire rire du traitement médiatique du cycle, de ses topoï et marronniers, plus que du cycle même.
Les formules figées qui déplorent la vitesse du passage des saisons sont tout aussi topiques, mais inscrivent dans la page du journal une inquiétude plus sincère. Des nécrologies font de la disparition de certains personnages le symbole de changements d’ères : « Maintenant que M. Bénazet et le duc de Luynes sont morts, il n’y a plus, hélas ! de grand seigneur en France40. » La fin de certains rituels se conjugue à l’évocation par le chroniqueur de souvenirs jaugeant la qualité de la saison à celles de sa jeunesse idéalisée : « si l’usage de rapporter à la maison ce jour-là un rameau bénit se perpétue toujours, il n’en est pas de même d’un certain nombre de coutumes et de légendes en vogue jadis41 » ; « Où est le temps où Chicard, en grand uniforme, s’en venait avec toute sa suite préparer la descente de la courtille […] Le carnaval de 1900 s’en sera allé sans grand sourire aux lèvres42 ». Il est alors aisé de voir que 1870 et le changement de régime ont bien constitué une rupture dans le cycle, ouvrant vers des temps nouveaux :
Au temps naguère nos élégances parisiennes donnaient le ton aux cours européennes et à Paris, l’hiver venu, le signal des brillantes réunions : ce sont aujourd’hui, d’aimables étrangères qui donnent l’impulsion au mouvement mondain43.
[…] il y avait loin de ce Derby à ceux qui se donnaient avant et sous l’Empire. Où est-elle ? Qu’est-elle devenue cette assistance choisie, d’une suprême élégance, qui assiégeait alors les tribunes de Longchamp44 ?
Ce regret du temps qui a passé peut aussi être associé par le chroniqueur à la vie moderne. Le tableau des étrennes d’autrefois proposé par La Vie heureuse en 1910 annonce la disparition future de la coutume :
On nous assure que le fardeau des étrennes augmente. Je crois plutôt qu’il diminue. La civilisation le proscrit, comme elle efface par sa marche écrasante tous les vestiges du naïf passé. […] Nos enfants ne connaîtront plus les vœux du charbonnier. Le chauffage central les supprime net.
Le 1er janvier est régulièrement l’occasion d’un tel bilan :
Une année finie, une autre commence. Comme le temps passe ! C’est le cri général, et de fait, je crois vraiment que le temps passe plus vite de nos jours qu’autrefois, sans doute à cause de la vie plus fiévreuse, à cause de la vapeur, de l’électricité, etc. Que sais-je ? Les clichés ne manquent pas45.
Si d’une part le rédacteur propose une analyse expliquant la perception du temps46 altérée, il renvoie tout de même celle-ci à un « cliché » : en réalité, les considérations sur la vie moderne, elles aussi intègrent un discours topique à même d’être reproduit chaque 1er janvier, sans véritablement s’inscrire dans l’actualité et l’histoire. Dès lors, il faut insister sur la récurrence de tels propos, eux-mêmes ancrés dans une cyclicité des discours médiatiques. Plus qu’une véritable prise en compte du temps linéaire, il y a là une manière d’intégrer, discursivement, la ligne au cycle. Julien Schuh analysant le discours des quotidiens d’actualité écrit : « le temps linéaire du journal fait du surplace47 ». Il en va de même ici. Pour discerner des attitudes contrastées entre quelques périodiques, il faut se pencher plus attentivement sur l’évolution des unes qu’ils proposent le 1er janvier48.
Célébrer la nouvelle année : demeurer dans le cycle ou se tourner vers l’actualité
Observant les illustrations proposées par les premiers numéros de l’année de La Vie parisienne49, de 1863 à 1939, nous les avons catégorisés et obtenu le détail suivant :
Les seules figures qui paraissent refléter une conception du temps linéaire sont publiées en 1872 et 1874. En 1872, si la double page centrale est consacrée au cycle – « une journée d’hiver au château » –, une chronique illustrée, « l’Année qui s’en va » offre, elle, une rétrospective textuelle et visuelle : les événements de l’année terrible trouvent ainsi leur place dans le périodique. La chute de l’article consacre le retour à l’ordre tout en actant la fragilité nouvelle de cet ordre : « C’est si bon mes amis, de me retrouver avec vous, après les vilaines journées d’il y a un an ! Est-ce là le bonheur ? Oui, certes, mais combien de temps durera-t-il50 ? » Quoiqu’il en soit, La Vie parisienne, au tournant du XXe siècle, et si l’on excepte le moment 1870 où l’événement fait effraction, demeure tournée vers le cycle, s’y enfermant peut-être plus encore au fur et à mesure des années : de 1901 à 1908, on croise une seule illustration évoquant le changement d’année lui-même.
De même, Le Fin de siècle, de 1891 à 1909, privilégie les illustrations sans lien avec le changement d’année, ou les figures statiques. Parmi celles-ci, certes, la page offrant une série d’allégories de l’année 1900 est titrée « 1900 ! Enfin ! », et propose un détail : une flèche en haut à gauche désigne 1899 comme un « autre monde », désormais révolu. Toutefois, la présence sur la page des thématiques habituelles de la revue, l’absence de toute allusion à l’actualité passée ou future rassure le lecteur sur la persistance du compte rendu cyclique des réjouissances demi-mondaines.
Il faut donc comparer ces unes à celle d’une revue, Le Monde illustré, à l’origine destinée à un lectorat aisé, oisif, mondain51, puis qui prend le tournant de l’ouverture à l’actualité52. Le 1er janvier 1879, l’illustration à la une représente un homme endormi, rêvant d’expositions, de montgolfière, de statues de la liberté. L’allégorie de 1888, menée par la main par le vieillard « temps » est coiffée d’une couronne en forme de point d’interrogation. De la sorte, le journal inscrit le passage du temps à la une, et non la stabilité du rite annoncé.
Le cycle aboli ?
Il est pour finir deux lieux où il est possible d’observer une forme de dépassement du cycle au profit d’une vision plus linéaire du temps. En synchronie avec le corpus étudié, le discours des périodiques mondains consacrés à la mode présente une intéressante dualité : d’une part, ancré sur le cycle de la saison mondaine (« Maintenant c’est la série des bals qui commence, pour ne prendre fin, sous différentes formes de réceptions, qu’à l’époque encore lointaine des beaux jours53 »), le sujet de la mode le pousse d’autre part, à évoquer sans cesse le passage, non seulement des saisons – patrons d’hiver ou d’été sont proposés en alternance –, mais aussi celui du temps qui bouscule les usages vestimentaires : « la mode suit son évolution, nous dotant chaque semaine d’un caprice nouveau54 ». De manière récurrente, la mode est présentée comme une force en marche, à laquelle chroniqueuses et lectrices doivent emboîter le pas. Les deux discours ne s’opposent pas, mais s’interpénètrent harmonieusement : « tout en s’occupant très activement […] des nouveautés à créer pour la saison printanière qui s’approche à grands pas, il faut satisfaire aux exigences quotidiennes de la vie mondaine, ce qui n’est pas une petite besogne, car il y a une fête pour chaque jour55 ». Il en résulte peut-être un regard apaisé et confiant sur le progrès : dans une chronique intitulée « Demain », le futur est prédit de la sorte : « le présent siècle […] finira dans le calme », c’est-à-dire dans une paix généralisée, où règnent la science et l’instruction. « On aura le monde chez soi56 », dit encore l’article pour annoncer une nouvelle ère informationnelle, débordant en cela une vision cyclique du temps et restrictive de la classe sociale.
En diachronie, par ailleurs, il faut s’intéresser au devenir de ces périodiques mondains, et à celui de la classe qui peuple ses colonnes. Pour Alice Bravard, étudiant le « déclin de l’empire mondain » à partir des années 1920, « la haute société est retenue vers l’arrière car elle se pense comme un prolongement du passé57 », mais s’inscrit aussi dans son époque, en s’associant par exemple à des avant-gardes. Plus que la classe elle-même, c’est sa représentation médiatique qui s’étiole, dans les grands quotidiens, et par un élargissement du lectorat des revues qui constituent notre corpus. Le propos des revues s’en trouve bouleversé. Guillaume Pinson analyse cette transition : « Le carnet des années 1890 ouvre donc la voie à une représentation typique de la culture médiatique du siècle suivant, la petite chronique hebdomadaire des vedettes58. » Plus généralistes, les revues relatent les faits et gestes, non seulement de classes aisées et de têtes couronnées, mais encore de vedettes du cinéma. L’ouverture à l’actualité paraît donc abolir le traitement cyclique de l’année, dont il reste des résurgences par l’évocation de rituels et autres marronniers. Certes, dans Fémina, issue d’une fusion avec La Vie heureuse dans les années 1930, le substantif « événement » demeure un synonyme de « fête », de « réjouissance ». Cependant, le magazine Vu, qui commence à paraître en 1928 propose dans son premier numéro, d’une part, un article consacré au retour du printemps et suggérant les dernières modes dans le domaine du chapeau, d’autre part, une page titrée « La féérie du progrès », au sujet d’une innovation technique, s’achève par : « Vous avez jeté un œil sur l’avenir59 ». De nombreux reportages sont consacrés à l’actualité internationale. Le discours cyclique demeure, mais se cantonne à quelques rubriques plutôt destinées au lectorat féminin, basées sur le cycle des saisons, évoquant la mode, des rituels calendaires et des réjouissances mondaines. Il s’opère donc une sorte de spécialisation des rubriques et une cohabitation de deux conceptions du temps médiatique.
Dans les années 1950, un journal généraliste et au lectorat large, France dimanche, propose des reportages de fait-divers, des nouvelles du monde, des aperçus de la vie de vedettes : il n’offre quasiment plus aucune prise au cycle. Bien au contraire, chaque événement est l’occasion de bouleverser le ton et la maquette – un numéro spécial paraît, par exemple, pour la mort de George V. L’ancrage temporel est cependant plus complexe qu’il n’y paraît : de belles histoires d’anonymes, hors de toute actualité, rappellent les anciens canards – ces faits publiés sans lien avec l’actualité. Les pages du Premier de l’an offrent certes une vision linéaire de l’année à venir, détaillée mois par mois, cependant, le déroulement annoncé de l’année et les actualités à venir sont des propositions d’astrologues. « Que va-t-il se passer maintenant ? », s’interroge-t-on à la une du numéro du 1er janvier 1968. En juin de la même année, la rédaction se targue que les événements de mai aient été prédits en ces pages. Si, selon Jean-François Tétu, « les sociétés modernes connaissent un temps rythmé par ce qu’on nomme événement, lequel est censé "ouvrir" la société sur un avenir incertain ou constituer le signe, ou le signal, du changement supposé60», dans une telle revue, qui n’est plus destinée à une classe sociale aux loisirs ancrés sur une temporalité cyclique, mais garde un rapport distant à l’actualité, l’événement demeure médiatisé, tenu à distance par le biais de la mise en avant des rites et cycles propres à la revue elle-même.
Pour Marie-Ève Thérenty, la presse périodique témoigne à partir du XIXe siècle de la naissance d’une « civilisation du rythme61 ». De fait, elle organise ou reflète aussi la diversité des rythmes. Le secteur de presse destiné à un lectorat pratiquant un mode de vie fondé sur des saisons cycliques, donc mondain, mais aussi demi-mondain, se distingue ainsi par l’étalage visuel et textuel de ce rapport au temps, pris dans son endroit – célébration de la récurrence, mise en scène de cette maîtrise du temps – ou dans son envers – critique du marronnier, devenue elle-même marronnier médiatique. Ce cycle laisse peu de prise à l’événement, en synchronie : l’organisation discursive de la revue, plus qu’ailleurs dans la presse, atténue sa portée ou s’efforce de le réintégrer au cycle. Un regard rétrospectif permet cependant de redonner son importance à certains événements, perçus a posteriori comme des moments de bascule. La lente évolution sociale de la classe dont il est question ici, moins cohérente et moins close au fur et à mesure du XXe siècle, se mesure enfin à l’ouverture du discours de ce secteur de presse vers une conception moins cyclique du temps.
Notes et références :
1 Julien Schuh, « Le temps du journal. Construction médiatique de l'expérience temporelle au XIXe siècle », Romantisme, n° 174, p. 72-82. En ligne : https://shs.cairn.info/revue-romantisme-2016-4-page-72?lang=fr
2 Ibid.
3 Voir : Clara Sadoun-Édouard, Le Roman de La Vie parisienne : presse, genre, littérature et mondanité, 1863-1914, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2018.
4 Le carnet du Figaro ou du Gaulois en rendent compte également. Nous ne les incluons pas dans l’étude, car le mode de compte rendu de l’actualité dans ces périodiques, hors de cette rubrique du carnet, correspond davantage à celui observé dans le reste de la presse quotidienne.
5 Voir : Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou La formation du Tout-Paris : 1815-1848, Paris, Seuil, « Points », 1993, chapitre XI, « Du boulevard, des chevaux et des cercles ».
6 Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 26. Voir aussi à ce sujet les travaux de Christophe Charle, en particulier dans Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011.
7 Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours, op. cit., p. 46.
8 Julien Schuh, « Le temps du journal », op. cit.
9 Alain Corbin, Le Temps, le Désir et l’Horreur, essais sur le XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2023, p. 10.
10 Alice Bravard, Le Grand Monde parisien : 1900-1939, la persistance du modèle aristocratique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2013, p. 49.
11 Le Salon de la mode, 23 janvier 1897.
12 Voir à ce sujet : Aurélia Moulin « La Parisienne dans le périodique de mode sous le Second Empire », in Anne-Simone Dufief et Pierre-Jean Dufief (dir.), La Parisienne du Second Empire aux Années folles, Paris, Honoré Champion éditeur, « Romantisme et modernités », 2020.
13 Le Sport, journal des gens du monde, 12 janvier 1876.
14 Gil Blas, 13 août 1884.
15 Dans Chérie, de Goncourt, la jeune fille accède au statut de mondaine lorsqu’elle se trouve « citée » dans le carnet.
16 Guillaume Pinson, Fiction du monde : de la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008 / édition en ligne : https://books.openedition.org/pum/20734?lang=fr
17 Le Monde illustré, 7 janvier 1882.
18 Le Journal, 28 août 1893.
19 Le Monde parisien du high life, janvier 1879.
20 La Grande vie, janvier 1900.
21 Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours, op. cit., p. 74.
22 Ibid., p. 95.
23 La Vie parisienne, 10 février 1866.
24 Voir aussi à ce sujet : Claude Labrosse, « L’incertain et le virtuel. L’événement en perspectives dans les gazettes du 18e siècle », in Hans-Jurgen Lusebrink et Jean-Yves Mollier (dir.), Presse et événement : journaux, gazettes, almanachs (XVIIIe-XIXe siècle), Peter Lang, 2000, p. 7-25.
25 Dominique Kalifa « L’écriture du fait divers au 19e siècle. De la négation à la production de l’événement », in ibid, p. 301-302.
26 Thomas Bouchet, « Presse et événement », in Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, « Opus magnum », 2011, p. 1341.
27 Claude Labrosse, « L’incertain et le virtuel. L’événement en perspectives dans les gazettes du 18e siècle », op. cit., p. 29.
28 Le Courrier du monde élégant, 15 février 1878.
29 La Vie parisienne, 8 mai 1897.
30 La Vie parisienne, 15 mai 1897.
31 Julien Schuh, « Le temps du journal », op. cit.
32 Et conclut à « deux formes de représentations médiatiques […] : la première, avec les faits-divers, construit l’extraordinaire comme une caractéristique de la vie ordinaire et tend à étoffer la définition du quotidien en réconciliant les antonymes « quotidien » et « événement ». La deuxième, liée aux turbulences de l’histoire, quotidianse l’événement national », Le Roman et les Jours, op. cit., p. 96 et suiv.
33 La Vie parisienne, 15 mai 1897.
34 Le Salon de la mode, 29 mai 1897.
35 La Vie parisienne, 15 juillet 1871.
36 Au sujet du discours social fin-de-siècle, voir : Marc Angenot, 1889 : un état du discours social, Longueil, le Préambule, coll. « Collection L’Univers des discours », 1989.
37 Alice Bravard, Le Grand Monde parisien, op. cit. : « Dépassée par de nouveaux groupes sociaux, elle-même en proie à des déchirements internes, elle semble malheureusement vouée à l’extinction dans la société bourgeoise », p. 340. Comme le note Alice Bravard, il s’agit bien d’une représentation qui a, au tournant du XXe siècle du moins, encore peu de rapport à la réalité d’une classe sur-médiatisée.
38 La Vie parisienne, 4 janvier 1868.
39 Le Monde illustré, le 7 janvier 1899.
40 Paris-Caprice, 21 décembre 1867.
41 Le Salon de la mode 1er avril 1914.
42 L’Illustré parisien, 3 mars 1900.
43 La Revue mondaine illustrée, 25 janvier 1893.
44 La Revue mondaine illustrée, 15 juin 1893.
45 Salon de la mode, 1er janv 1897.
46 Voir à ce sujet : Christophe Charle, La Discordance des temps, op. cit.
47 Julien Schuh, « Le temps du journal », op. cit.
48 Voir aussi à ce sujet : Aurélie Desperieres, « Meilleurs vœux ! Célébrer la nouvelle année en dessin de presse », Retronews, 2024, en ligne : https://www.retronews.fr/histoire-de-la-presse/echo-de-presse/2024/01/02/la-nouvelle-annee-en-dessins-de-presse
49 En particulier, mais non exclusivement, celle de la double page centrale.
50 La Vie parisienne, 1er janvier 1872.
51 Voir le poème cité plus haut.
52 À partir des années 1890, d’ailleurs, la couverture sera toujours consacrée à un événement d’actualité internationale. À la faveur d’un changement de direction en 1892, le substantif « monde » du titre a changé de sens.
53 23 janvier 1897.
54 Le Salon de la mode, 24 avril 1897.
55 Le Salon de la mode, 30 janvier 1897.
56 2 octobre 1897.
57 Alice Bravard, Le Grand Monde parisien, op. cit., p. 242.
58 Guillaume Pinson, Fiction du monde, op. cit.
59 Vu, 21 mars 1928.
60 Jean-François Tétu, « L’actualité, ou l’impasse du temps », Sciences de l’information et de la communication, Paris, Larousse, 1993, p. 713-722.
61 Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836, l’an 1 de l’ère médiatique : étude littéraire et historique du journal « La Presse », d’Émile de Girardin, Paris, Nouveau monde éd, 2001, p. 9.