N°1 / Co-écritures : interroger les disciplines

« Fly-in-a-bottle » episode. Regards croisés (cinéma/littérature) sur Breaking Bad

Amélie Chabrier, Yoann Hervey

Résumé

« Fly », « la mouche » en français, est le trentième épisode de la série dramatique Breaking Bad, diffusée entre 2008 et 2013 sur la chaîne américaine AMC. Walter White, scientifique de génie réduit à enseigner la chimie dans un lycée d’Albuquerque, au Nouveau Mexique, apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon. Voulant assurer un avenir hors du besoin à sa famille, il décide de se lancer dans la fabrication et le trafic de drogue, la méthamphétamine, avec l’aide de Jesse Pinkman, l’un de ses anciens élèves qui a mal tourné. Or, ce qui n’est au départ qu’une tentative hasardeuse et souvent grotesque pour gagner quelques milliers de dollars se révèle être une entreprise juteuse : Walter White, à la vie médiocre et insipide, se transforme peu à peu en baron de la drogue. Breaking Bad raconte donc l’irrésistible ascension de Walter, dans un mélange de genres qui fait le succès aussi bien critique que public de la série : drame domestique, dimension initiatique, stratégies politiques, guerre des cartels.

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« Fly », « la mouche » en français, est le trentième épisode de la série dramatique Breaking Bad, diffusée entre 2008 et 2013 sur la chaîne américaine AMC. Walter White, scientifique de génie réduit à enseigner la chimie dans un lycée d’Albuquerque, au Nouveau Mexique, apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon. Voulant assurer un avenir hors du besoin à sa famille, il décide de se lancer dans la fabrication et le trafic de drogue, la méthamphétamine, avec l’aide de Jesse Pinkman, l’un de ses anciens élèves qui a mal tourné. Or, ce qui n’est au départ qu’une tentative hasardeuse et souvent grotesque pour gagner quelques milliers de dollars se révèle être une entreprise juteuse : Walter White, à la vie médiocre et insipide, se transforme peu à peu en baron de la drogue. Breaking Bad raconte donc l’irrésistible ascension de Walter, dans un mélange de genres qui fait le succès aussi bien critique que public de la série : drame domestique, dimension initiatique, stratégies politiques, guerre des cartels.

Cette fulgurante ascension ne se fera pourtant pas sans prendre un certain nombre de décisions moralement préjudiciables. Si c’est la nécessité qui contraint Walter à tuer (ou laisser mourir) certains personnages secondaires, laissant penser qu’il agit de façon froide et amorale, on constate que celui-ci ne reste pas insensible aux conséquences de ses actes et que ces derniers impriment en lui durablement l’idée de culpabilité. C’est précisément cette mauvaise conscience, la conscience d’avoir agi contrairement à ses principes et à ses valeurs, qui est l’objet de cet épisode. Il s’agit de sonder d’une manière originale et singulière les arcanes de cette conscience abîmée par la faute et, peut-être, d’entrevoir ce qui rend possible une éventuelle rédemption. Or, cette dimension psychologique, en général présente par bribes dans d’autres épisodes, mais centrale ici, est justifiée par des contraintes externes au récit. En effet, « Fly » est avant tout ce que l’on nomme dans le vocabulaire des séries télévisées américaines un « bottle episode » : pour des raisons budgétaires (un dépassement lors du début de la troisième saison), Vince Gilligan, producteur de la série, a été sommé de faire un épisode économique, afin de pouvoir assurer le final de la saison 3 (13 épisodes). Casting, décors et effets spéciaux sont donc réduits au minimum. Cette contrainte matérielle explique en partie la singularité de l’épisode, qui repose donc sur une construction et une réalisation inhabituelles. Mais cette contrainte, loin de brimer la création, se révèle stimulante à la fois pour les scénaristes et le réalisateur. Rian Johnson, également réalisateur pour le cinéma, avoue ainsi, lors d’une interview, l’avoir vécu comme un défi. De même, l’équipe de scénaristes insiste sur l’attention particulière portée sur un tel épisode, qui a entraîné en amont un travail de rédaction plus dense. L’écriture et la réalisation d’un bottle episode obéissent donc à des règles, tout comme celles d’un « pilote » : corseté par des contraintes externes, il doit se démarquer par sa facture originale ; si d’un point de vue diégétique, il occupe une place mineure, pause dans le récit, — ou effet d’attente, de retardement —, en revanche, il doit marquer les esprits de façon à être identifié comme appartenant au « genre » du bottle episode1.

Ce dernier se caractérise donc par son autonomie vis-à-vis de la série : si une saison peut être représentée par un ensemble de maillons s’imbriquant les uns à la suite des autres, pour faire avancer l’intrigue, chaque maillon appelant le suivant, il n’est en rien motivé par ce qui précède ou ce qui suit immédiatement. Son existence étant due à un facteur extérieur à la diégèse (une restriction budgétaire), il peut paraître non essentiel à la série, secondaire, facultatif. Cependant, la place même qu’occupe « Fly » dans la construction générale de Breaking Bad appelle à relativiser ces remarques : en effet, n’est-il pas paradoxal de retrouver un bottle episode au centre de la série (30ème sur 62 épisodes) ? Si à l’échelle de la saison, cette pause est nécessaire avant le feu d’artifice final des trois derniers épisodes, à l’échelle de la série, cet épisode symbolique permet d’entériner le basculement du personnage, après son premier vrai crime amoral, en proposant une théâtralisation de ses états d’âme.

C’est d’abord la facture de cet épisode, en deux parties, qui tend à le distinguer des autres. La première, burlesque et quasi-muette, vient surprendre le spectateur en interrompant le fil de l’intrigue par sa dimension absurde et gratuite, entraînant cependant l’émergence d’une seconde partie beaucoup plus dramatique et entièrement construite sur un dialogue quasi-ininterrompu entre les deux personnages qui permet d’atteindre leurs pensées intimes.

Or, c’est grâce à des effets audiovisuels et par des intertextes littéraires que l’équipe de production a tenté de rendre cette intériorisation et de supplanter l’apparent vide narratif. « Fly » semble être particulièrement apte à justifier une double approche, cinématographique et littéraire, sur un objet hybride qui n’est ni de la littérature ni du cinéma, mais qui puise dans l’un et l’autre. Cette particularité invite à un nouveau mode de lecture de l’épisode, non plus linéaire et fondé sur l’enchaînement des événements, mais essentiellement symbolique. Outre les séquences de prologue et de conclusion, « Fly » peut être divisé en deux grandes parties. Celles-ci forment une sorte de parenthèse qui, de prime abord, peut sembler inutile à la continuité et au développement narratifs de la saison.

L’épisode débute par une simple conversation entre les deux protagonistes sur la constatation d’un écart entre production théorique et production réelle de méthamphétamine. Ce problème, dont les conséquences peuvent être désastreuses – le cartel pour lequel travaillent les deux hommes étant d’une dangerosité extrême – est rapidement mis de côté et devient secondaire. En effet, l’arrivée inopinée d’une mouche vient perturber Walter au point que celui-ci va alors lui consacrer toute son attention. La parenthèse s’ouvre donc à ce moment précis où l’intrigue principale est délaissée pour une sorte de récit annexe a priori sans importance diégétique. Celui-ci va dans un premier temps investir le genre burlesque. Il se compose en effet d’un ensemble de saynètes comiques agencées les unes à la suite des autres, mais qui pourraient tout aussi bien fonctionner de manière fragmentée. Ce sont donc de simples gags.

[extrait 1] Immédiatement après le départ de Jesse, un bruit de mouche commence à résonner dans le laboratoire. Walt, à fleur de peau, décide de pourchasser l’insecte. Sans succès. Par inadvertance, il enclenche les machines du laboratoire. Il se cogne. Mais rien n’y fait, il ne parvient pas à tuer l’insecte. Celui-ci finit par aller se poser au plafond du laboratoire. Walt décide de retirer l’une de ses chaussures pour la lancer sur la mouche mais finit par casser l’une des lampes plafonnières. De plus, sa chaussure reste accrochée à la lampe. Pour la libérer, il se rend sur le pont supérieur, s’arme d’un balai et tente d’assener quelques coups libérateurs à sa chaussure prisonnière. La distance étant trop grande, il enjambe la barrière de sécurité et se retrouve au-dessus du vide. La chaussure libérée, c’est la mouche qui vient se poser sur la rambarde. Walt, toujours dans le vide, tente de l’assommer mais perd l’équilibre et chute violemment. Dans sa chute, il heurte une cuve en inox. Il s’écrase littéralement sur le sol. La séquence se termine par un gros plan sur l’œil de Walt qui ne quitte pas de vue les déplacements alambiqués de la mouche.

Ainsi, la première partie de l’épisode se construit sur un ensemble de gags qui vont crescendo : coups, chute, jurons, onomatopées et course-poursuite constituent l’essentiel de ce premier moment burlesque. On s’étonne d’ailleurs de l’importance que Walt accorde à cette présence, visuellement insignifiante, mais très dérangeante, parce qu’omniprésente, acoustiquement. Ses réactions sont en effet tout de suite très intenses, très violentes. Dans l’ultime gag, il va jusqu’à mettre sa propre vie en danger. C’est dans ce décalage – ce saut qualitatif – entre insignifiance de la gêne et irritation excessive que réside ce passage au burlesque. Or, il est évident que cette première partie qui dure tout de même plus de vingt minutes peut laisser perplexe le spectateur. Quelle est son utilité du point de vue du développement de l’intrigue ? Les auteurs s’essaient-ils gratuitement à un simple exercice de style ? Celle-ci trouve cependant une justification dans la transition qu’elle permet. En effet, les efforts fournis par Walter pour traquer l’insecte, conjugués à un cruel manque de sommeil, le conduisent à l’épuisement. Diminué, l’homme refuse toutefois de se reposer. Il sombre dans un état de semi-conscience dans lequel la lucidité qui pourtant le caractérise est amoindrie. Un long plan vient illustrer ce glissement du burlesque au dramatique : celui-ci débute par un cadrage en plan moyen sur le laboratoire, effectue un travelling avant et finit par cadrer en gros plan le visage de Jesse. La caméra invite à délaisser l’environnement dans lequel évoluent les personnages pour se consacrer désormais à l’examen attentif de leurs états d’âme. Ainsi est rendue possible l’ouverture d’un temps de libre-échange à visée confessionnelle entre les deux protagonistes.

Le second temps de ce récit annexe peut donc être qualifié de psychologique. Il est entièrement constitué de dialogues entre les deux personnages. Incongrus, absurdes, incohérents, ceux-ci se révèlent pourtant d’une importance capitale en ce qu’ils illustrent la véritable nature psychologique de Walter. Temps évanescent puisque dès la fin de l’épisode, le récit annexe achevé, les personnages vont de nouveau arborer leur visage habituel.

« Fly » s’inscrit donc en rupture des épisodes précédents, car même si le burlesque est souvent présent, il n’est jamais dominant et toujours utilisé pour créer un effet de contraste avec des passages plus violents. De même, l’action principale, passées les premières minutes, semble interrompue, proposant un moment atypique, tenant de la nature du bottle episode.

Une plongée dans la conscience des personnages

Devant faire face à des contraintes matérielles, le réalisateur et les scénaristes ont été amenés à construire différemment cet épisode et ainsi à s’attarder sur l’intériorité des personnages. Les premières minutes qui suivent le générique de début sont d’une banalité sidérante. Les deux protagonistes semblent mener la vie de citoyens lambda. Ils se rendent tous les matins sur leur lieu de travail et, le reste de la journée, s’affairent à mener convenablement la mission qui est la leur. On les voit d’ailleurs exécuter les tâches les moins nobles : récurer, nettoyer, gratter… La nécessité de cette séquence peut facilement être mise en lien avec le problème fondamental lié à la présence dérangeante de la mouche. Pour s’assurer de la bonne qualité de la méthamphétamine produite, il faut au préalable s’assurer des bonnes conditions d’hygiène du lieu où elle est synthétisée. Les divers plans qui composent cette séquence font pourtant l’objet d’un traitement esthétique particulier. Il n’y a qu’à relever les divers « effets » cinématographiques utilisés pour s’en assurer 2. La répétition des gestes monotones qu’effectuent les protagonistes ne va pas sans évoquer l’idée de rumination mentale, de ressassement. Un point de vue singulier, désigné par ailleurs par le réalisateur de la série par le terme de « brushcam » et dans lequel une caméra légère, accrochée au manche d’une brosse à récurer 3, permet, par exemple, d’exprimer le mouvement de pensée des personnages ainsi que leur besoin intérieur de se « laver » de leurs fautes. De même, un très beau raccord sonore transforme le souffle projeté par Jesse sur un vulgaire objet en bruit de vaporisateur haute-pression manipulé par Walt. Ces deux bruits sont l’expression de la recherche d’une haute et constante qualité hygiénique du laboratoire, mais expriment également la volonté de se débarrasser de ses mauvaises pensées.

La dimension sonore de l’épisode a donc également toute son importance. Ces moments introspectifs dans lesquels les personnages font retour sur eux et s’oublient en pensée — dans le cas de Walt, conséquence de l’insomnie ou relents de mauvaise conscience ? — sont évoqués grâce à de nombreux effets sonores. Le premier est situé quelques minutes après la fin du générique. Walt vient d’arriver sur son lieu de travail mais reste étrangement seul dans sa voiture. Son regard, fixant un élément hors champ, semble errer dans le vide. Déconnecté de la réalité, l’homme se perd en pensées diffuses. Imperceptiblement, des sonorités spectrales vont venir recouvrir l’ensemble des bruits et sons diégétiques. Ces mouvements vibratoires s’interpénètrent suivant des résonnances complexes tout en créant un fort sentiment de richesse harmonique. Ce qui justifie la dimension introspective de cette musique, c’est son interruption brutale provoquée par l’arrivée inopinée de Jesse qui, en frappant contre la vitre de la voiture, oblige Walter à s’extraire de son flux de conscience et à déréaliser ses pensées. Si cette musique permet de mieux appréhender ce mouvement introspectif par lequel Walter fait retour sur lui-même, elle ne peut en revanche exprimer le contenu même de ses pensées. Le spectre harmonique de cette musique renvoie in fine à la note fondamentale qui le produit tout comme le flux de pensées de Walter renvoie à un événement fondateur laissé ici mystérieusement inconnu.

Le même procédé sonore sera utilisé dans un contexte similaire lors de l’arrivée de Jesse en voiture le lendemain. La découverte d’un mégot de cigarette avec une trace de rouge à lèvre dans le cendrier de sa voiture le plongera soudainement dans ses pensées. Une nouvelle fois, cette introspection sera exprimée par le surgissement extradiégétique d’un ensemble de sons enchevêtrés. Une différence est toutefois à souligner : alors que les pensées de Walter sont inassignables, celles de Jesse, elles, sont au contraire assimilables à un événement précis, celui de la perte tragique de sa petite-amie, Jane, suite à une overdose 4.

La lecture rétrospective de l’épisode nous permettra de défendre l’hypothèse selon laquelle ces deux musiques sont intimement liées et expriment, non pas une même pensée partagée par les deux protagonistes, mais les sentiments différents qu’ils éprouvent face à ce même événement tragique. Il s’agit bien dans les deux cas de faire retour sur soi et de se remémorer un événement passé, c’est-à-dire, à défaut de pouvoir l’oublier (de s’en laver), de le ressasser. Cette esthétique du vide — ce semblant d’esthétisme vidé de contenu signifiant —, qu’elle soit visuelle ou sonore, permet de mimer cette plongée introspective des personnages et d’exprimer leurs mouvements de pensée : mauvaise conscience pour l’un, deuil pour l’autre. Rumination mentale, ressassement et répétition pour les deux. Celle-ci est redoublée par une utilisation importante d’intertextes littéraires.

Le phénomène n’est pas rare dans Breaking Bad. Ainsi les nom et prénom du personnage principal Walter White évoquent immédiatement par paronomase le poète américain Walt Whitman. Or une comparaison filée avec la vie et l’œuvre du poète éclaire la trajectoire du personnage de fiction : aspiration à la grandeur, à la puissance, à la liberté, autant de thèmes que l’on retrouve dans Leaves of grass et dans le poème « Song of myself ». Mais le lien n’est pas qu’analogique, puisque le poète et son recueil sont littéralement cités : Gale, un scientifique recruté pour remplacer Jesse dans la préparation de méthamphétamine, est un admirateur des deux « W.W », connaissant par cœur les textes de l’un et apprenant les formules de l’autre. Un effet transmédial est même créé puisque Gale offre à Walter un exemplaire ancien de Leaves of grass, qu’il dédicace ainsi « to my other favorite W.W. It’s an honour for me to work with you. Gale. ».

Pourtant, — et comme pour confirmer sa qualité d’exception —, « Fly » semble convoquer une toute autre tutelle, celle de la poétesse Emily Dickinson, contemporaine du poète cité, elle aussi considérée comme emblématique du renouveau poétique américain, quoique diamétralement opposée stylistiquement au premier. Ayant vécu une vie de retraite, enfermée dans sa chambre de jeune fille, sa poésie est celle de l’intime, de l’intériorité, du secret. Or le trentième épisode propose un arrêt introspectif sur les deux personnages centraux. Ainsi aux grands espaces désertiques du Nouveau Mexique, rappelant les élans de Whitman, l’usage d’un vers libre, inspiré, long, « organique », chantant la gloire et la grandeur de l’Amérique, s’oppose un huis clos souterrain, sombre et confiné, propice à la remémoration, aux confidences et à la confession, digne des questionnements existentiels qui affleurent dans la poésie d’Emily Dickinson, — courte, saccadée, repliée sur elle-même, à l’image de son utilisation atypique des tirets. Un poème invite particulièrement à lire cet épisode par le filtre de cet intertexte : « I heard a fly buzz when I died » :

J’entendis bourdonner une Mouche – à ma mort –
Le Silence dans la Pièce
Était pareil au Silence de l’Air –
Entre les Râles de la Tempête –

Les Yeux à la ronde – s’étaient taris –

Les Souffles rassemblaient leurs forces Pour l’ultime Assaut – quand le Roi Ferait son entrée – dans la Chambre –

Je léguai mes Souvenirs – d’une Signature
Cédai la part de moi
Transmissible – et c’est alors
Qu’une Mouche s’interposa –

Un incertain, trébuchant – Bleu Bourdonnement –
Entre la lumière – et moi –
Alors les Vitres se dérobèrent – alors
La vue me manqua pour voir 5

Ajoutant à la dimension introspective, ce jeu intertextuel invite également à lire cet épisode différemment des autres, non pas de façon linéaire en suivant les événements, mais de façon symbolique.

Un mode de lecture propre à l’épisode

Dans le poème d’Emily Dickinson, la narratrice raconte comment, alors qu’elle vit ses derniers instants apaisée, entourée de proches, son attention est détournée par le bourdonnement d’une mouche, venant troubler ce cadre paisible et solennel. L’insecte dans le texte s’interpose entre la Lumière et la narratrice, entre le Roi qui va venir et elle, et certains ont pu voir une image du diable, — Belzébuth étant connu sous le nom de « Lord of flies », « sa Majesté des mouches », — lui empêchant l’accès au royaume de Dieu.

Or dans notre épisode le thème de la mort, et plus particulièrement du moment idéal (Kairos) pour mourir, est l’objet du monologue central de Walter. Ainsi ce dernier explique à Jesse qu’il l’a laissé passer :

[extrait 2]

Walter White : La fin n’est pas proche.

Jesse Pinkman : C’est super.

Walter White : On peut dire que je l’ai ratée. Il y avait un moment parfait, et je l’ai ratée. Il me fallait assez pour les quitter. C’était le but de tout cela. Rien de tout cela n’a de sens si je n’en avais pas assez

[…] Ce soir-là. Je n’aurais pas dû sortir. Aller chez toi. Peut-être que les choses… Je regardais la télé chez moi. Il y avait un programme. Un documentaire sur les éléphants. Skyler et Holly était dans une autre pièce. Je les entendais sur le babyphone. Elle chantait une berceuse. Si j’avais vécu jusqu’à cet instant, et pas une seconde de plus… [Bruit hors-champ de mouche] ça aurait été parfait 6.

La berceuse dans le babyphone et le documentaire animalier à la télévision, représentent le cadre idéal pour disparaître, après avoir assuré à sa famille de quoi subvenir lorsqu’il ne sera plus là. Mais au lieu de rester dans ce cocon, Walter cette nuit-là est sorti, a fui — autre sens du titre si on pense au verbe « to fly ». Ce qu’il ne dit pas ici et qui sous-tend tout l’épisode (puisque les spectateurs eux l’ont vu de leurs propres yeux) est qu’en plus d’être passé apporter l’argent à Jesse, il a assisté à l’overdose de Jane, sans lui porter secours, faisant de lui un meurtrier. Ce n’est pas le premier crime de sang qu’il commet, mais c’est le premier ouvertement amoral. Voilà donc l’événement auquel nos deux personnages pensent, et l’épisode antérieur sur lequel revient « Fly ».

Le poème de Dickinson permet alors de comprendre le mystérieux prologue : une série de gros plans (d’inserts) représentants des formes inidentifiables, quasi abstraites, se succèdent jusqu’à présenter une mouche cadrée en « plan moyen ». Celle-ci tend à donner une vision singulière, parce que non-humaine, de l’insecte. Une sorte de vision microscopique, détaillée et fragmentaire. Sur cette série de plans est adjoint le chant d’une berceuse. On s’étonne alors de cette improbable rencontre, de cette parataxe audiovisuelle. L’effet recherché ici est-il lui aussi purement esthétique ? Spontanément, une telle idée s’impose. Il faut attendre la quasi-fin de l’épisode pour se convaincre de l’idée inverse, lorsque Walter revient sur la fameuse nuit : alors que la voix de Skyler (son épouse) berçant Holy (sa fille) aurait pu accompagner Walt dans ses derniers instants, il est détourné de cette douce mort par le parasite. Malgré lui, et comme dans le poème de Dickinson, celui-ci prend alors toute la place, d’où l’usage étonnant de ce premier gros plan.

Ce montage audiovisuel est donc loin d’être gratuit. La berceuse symbolise l’instant précis où Walter estime qu’il aurait dû mourir pour ne pas avoir à accomplir des actes, à prendre des décisions qui, s’ils s’avèrent nécessaires, ont eu des conséquences tragiques. Moment donc à partir duquel l’exercice de sa mauvaise conscience est devenu possible. Ce thème est d’ailleurs convoqué par un autre intertexte, avoué par les scénaristes : il s’agit de la nouvelle d’Edgar Poe, The Tell Tale HeartLe cœur révélateur, dans laquelle les battements de cœur d’un assassin, que ce dernier croit venir du cadavre de l’homme qu’il a tué et caché sous le plancher, finissent par le pousser à avouer son crime. Le thème de la culpabilité 7 ici est majeur : les remords, transformés en bourdonnements de mouche, empêchent Walter de trouver le sommeil.

La lecture symbolique semble donc appelée par cet épisode. Dans la diégèse même, les personnages recourent à des images pour énoncer certaines vérités : ainsi au début de l’épisode, dans le discours de Walt pour justifier cette chasse à la mouche, le laboratoire devient l’image du monde et la mouche celle du désordre. Une correspondance est créée entre microcosme et macrocosme, invitant à lire ce combat non pas comme quelque chose de trivial mais d’existentiel. Mais Jesse, inquiet pour la santé mentale de Walt, va également avoir recours à un discours imagé, cette fois à fonction euphémisante. Son monologue repose sur des analogies pour aborder le sujet délicat de son cancer sans le heurter. Croyant que Walter est en train de devenir fou à cause de son cancer qui aurait métastasé, il se lance dans un long (et laborieux) récit d’un opossum ayant colonisé la maison de sa tante (décédée de la même maladie) : même après avoir dératisé l’endroit, la vieille femme est restée obsédée par la bête, continuant à la chasser, lui parlant, ce qui a permis aux médecins de se rendre compte que la maladie avait évoluée. Le parallèle que Jesse trace entre les deux situations est alors celui-ci : laboratoire/maison ; mouche/opossum ; Walter/tante. Walter comprend immédiatement ce que Jesse veut dire et le rassure, il est toujours en phase de rémission. C’est donc sur le mode de la fable, de la parabole, que « Fly » doit être relu.

Ainsi l’acharnement de Walter à exterminer la mouche, qu’il désigne comme une « contamination » pour le laboratoire, peut être compris comme un combat avec le représentant du Mal, le diable, pour rétablir l’ordre dans sa vie. L’insecte, grandi dès le titre par l’absence d’article, montré comme malin, rusé, audacieux, et « doué », fait l’objet d’un grandissement épique suscitant un effet héroï-comique. Une personnification maléfique de l’insecte est avérée à plusieurs reprises. Dès la séquence de traque au début de l’épisode, lorsque la mouche va se poser sur le plafond inatteignable du laboratoire, la caméra adopte subjectivement son point de vue. Conséquemment, Walter apparaît filmé en plongée totale (vertigineuse), ce qui tend à montrer qu’il est largement dominé dans ce combat. La suprématie de l’insecte est ainsi affirmée. Cette plongée est d’ailleurs introduite par un travelling ascendant arrière, filmée en très courte focale, ce qui tend à souligner la distance infranchissable qui sépare les deux individus. De même, à la fin de cette même traque, après l’incroyable chute de Walter, la mouche vient se poser sur l’un des verres de ses lunettes. On la voit agiter ses membres avant, connotant ainsi l’idée qu’elle se délecte de la domination qu’elle impose à son adversaire. Enfin, lorsque Jesse tue l’insecte d’un simple coup de journal, sa chute est filmée dans un ralenti de plusieurs secondes qui donne l’impression qu’un colosse s’écroule au sol. L’insecte est donc constamment magnifié, littéralement mis en avant, car il apparaît souvent au premier plan alors que les deux protagonistes humains, eux, sont relégués au second, voire au dernier plan.

 

Ainsi la dimension burlesque de la première partie de l’épisode ne trouve pas sa finalité en elle-même. Il ne s’agit pas simplement de faire rire le spectateur. Au contraire, là où les analyses et les commentaires de Walt paraissent exagérés en ce qui concerne l’intrusion de la mouche dans le laboratoire, on ne peut, au final, qu’apprécier sa maîtrise, sa capacité à anticiper les problèmes.

La mouche fait sa première apparition sonore au moment précis où Jesse quitte le laboratoire. La conversation que mènent les deux protagonistes juste avant le départ de Jesse concerne, on le rappelle, la différence d’un infime pourcentage de méthamphétamine produite. Là où le jeune homme, en bon menteur, tente d’invoquer de nombreux arguments permettant d’expliquer cet écart, Walt, lui, en bon scientifique, les réfute les uns après les autres. L’ensemble des explications « matérielles » (condensation, résidu, etc…) de cette perte ayant été évoqué et réfuté, la seule hypothèse plausible reste l’explication humaine : l’un des deux chimistes a volé une infime part de la production quotidienne de « meth ». Or, cette possibilité, pourtant évidente, pertinente et ne pouvant que mener au coupable, n’est à ce moment-là de l’épisode jamais évoquée. Connu, le coupable reste étrangement non-désigné.

La mouche, dans la première partie de l’épisode, va alors symboliser cette infime différence dans la production de méthamphétamine (0,14%). Elle apparaît d’ailleurs sur la feuille de calculs, permettant le glissement de ce pourcentage immatériel à sa représentation physique par l’insecte. Un iota, un presque-rien qui fait sens, en apparence imperceptible, inappréciable mais pourtant mathématiquement quantifiable. Traquer la mouche, ce sera donc pour Walter, non pas essayer de trouver une explication à cette différence – le coupable est déjà connu – mais tenter d’enrayer cette mécanique effroyable qui ne peut conduire les deux hommes qu’à leur propre perte, qu’à leur propre mort. En effet, cette meth volée est revendue par les sous-fifres de Jesse sur le même territoire que celle produite pour Fringe. C’est donc un problème, un conflit en puissance… c’est également pour Walter l’obligation d’un aveu de faiblesse et de non-maîtrise qu’il s’adresse à lui-même. Car comment reprocher à autrui ce que l’on n’est pas capable de s’évertuer à faire soi-même ? Le mensonge de Jesse concernant le vol de methamphétamine renvoie Walter à son propre mensonge : celui qui ne lui fait pas dire qu’il est responsable de la mort de Jane. Voilà pourquoi la symbolique de cette mouche mute et devient mauvaise conscience, conscience d’avoir mal agi dans la deuxième partie de l’épisode.

Si la première réaction de Walter est de lutter contre ce sentiment de culpabilité, comme pour renfermer son acte criminel au plus profond de lui et ainsi garder le contrôle, la seconde, encouragée par l’épuisement et le somnifère que Jesse, inquiet, lui a glissé dans sa tasse, est de se libérer du poids de cette mauvaise conscience en se confessant sur les véritables circonstances de la mort de Jane. Trente minutes plus tard, Walter amène ce dangereux sujet au cours de son soliloque. Au fur et à mesure que son corps s’affaisse, que son esprit se brouille, il semble glisser vers l’aveu, pour soulager sa conscience, provoquant une tension maximale, un véritable suspense chez les spectateurs, malgré l’absence totale d’action.

Ces dialogues ne sont d’ailleurs pas étrangers à une certaine posture philosophique qu’adoptaient certains penseurs de la période hellénistique, posture appelée « parrêsia ». La parrêsia (mot grec formé sur le pronom pan [tout] et sur le verbe rein [dire] se traduit généralement par « dire-vrai » ou « franc-parler ». La parrêsia, telle que la résume Michel Foucault au tout début de son cours de 1983, est un art de dire la vérité au bon moment pour obtenir sur le dirigé un effet escompté et calculé. C’est pourquoi Jean Terrel, commentant les analyses qu’a menées Foucault autour de cette notion, explique que « la parrêsia est liée à l’art de saisir de qui convient à la situation, de dire vrai à qui il faut, quand il faut et où il faut 8 ».

D’une certaine manière, cette longue période d’échange entre les deux protagonistes, période dans laquelle Walter se confie à Jesse, peut être entrevue comme une entreprise parrésiastique inachevée – une tentation parrésiastique stratégiquement menée pour qu’elle produise les effets escomptés – le pardon – sans pour autant être perçue comme telle. Faire dire sans soi-même dire. Walter, qui s’interroge sur le sens à donner à l’ensemble des événements qui ont conduit à la mort de Jane, refuse d’accepter l’explication selon laquelle ces événements sont le pur produit du hasard, un simple concours de circonstances.

Walter : Quand on pense à la probabilité. J’ai essayé de la calculer, c’est astronomique. […] L’univers est aléatoire. Ce n’est pas inévitable. C’est le chaos. Collisions sans fin des particules subatomiques. Ce que la science nous apprend. Qu’est-ce que cela signifie. […]. Impossible que ce soit aléatoire.

Les implications de cette explication déterministe sont bien entendu morales. Il s’agirait pourtant pour lui de justifier son acte par la nécessité. Mais ici sa logique mathématique, son rationalisme exacerbé, réfutent les hypothèses qu’il sous-tend. Il n’y avait qu’une infime possibilité que les événements prennent cette tournure-là. Rien de tout cela n’était donc nécessaire. Tout était seulement possible. Ce passage de la thèse déterministe à la simple thèse probabiliste l’oblige à comprendre que tout n’a été qu’une question de choix, c’est-à-dire une question morale. Il ne peut qu’accepter la part de responsabilité qui est ici la sienne. C’est pourquoi il finit par demander pardon à Jesse. Mais celui-ci lui donne la possibilité d’une rédemption. L’opposition haut/bas à l’écran renforce cette impression :

Jesse : Ce n’est pas votre faute. Ni la mienne. Ce n’est même pas sa faute, à elle. On est qui on est, Mr White. Deux camés avec un sac de couchage plein de fric. Vous l’avez dit, on serait mort en une semaine.

Tentation parrésiastique en ce que, nous l’avons déjà dit, Walter obtient le pardon nécessaire à l’absolution de sa mauvaise conscience et à son sentiment de culpabilité. Il n’est pas non plus anodin que la mise à mort de la mouche intervienne quelques secondes après. La mauvaise conscience, enfin apaisée par le pardon, permet le retour à un état de quiétude, de tranquillité d’âme. C’est d’ailleurs à ce moment précis que Walt s’endort après plusieurs jours de veille et de nuits d’insomnie. Mais il sait aussi que ce mal, répondant à cette mécanique effroyable qu’est la logique du pire, ne peut que s’engendrer lui-même dans un perpétuel recommencement. C’est pourquoi il dit, quelques secondes auparavant : « Tout est contaminé ».

Cette rédemption partielle n’est donc pas une rédemption totale. Les actes de Walt ont mené à une propagation et à une (sur)diffusion du mal dont il voulait lui seul être l’auteur. Sa volonté de maîtrise, son manque de discernement moral, l’ont conduit à engendrer des situations pourtant non-souhaitées initialement : mort de plusieurs individus (plus particulièrement Jane ici), séparation avec sa femme Skyler, après que celle-ci a découvert les nouvelles activités lucratives auxquelles son mari s’adonnait. Or, et c’est là le paradoxe, c’est nécessairement qu’il accepte cette nouvelle donne. Il ne peut qu’y adhérer.

La fin de l’épisode invite également à penser que cette rédemption n’est qu’un leurre : Walter est de nouveau réveillé en pleine nuit par un bourdonnement ; cette fois, la surimpression sur la diode rouge de l’alarme, l’espace d’un instant, évoque clairement le diable. Un son inquiétant et assourdissant au début du générique, véritable « musique épileptique » composée de tonalités basses et d’un agencement arythmique de sons de mouches, contrastant avec les paisibles bruits d’insecte qui peuplaient le hors-champ sonore de l’image nocturne, confirme que le personnage ne s’en tirera pas à si bon compte. Cette musique, qui survient après la résurgence de la mouche, conforte l’idée selon laquelle, là où Walter pensait son acte absous par un savant stratagème (où il n’avait pas eu à avouer ouvertement sa faute), les choses sont en vérité tout autres. Son démon est déjà de retour. La « métamorphose » du personnage est en cours, pour reprendre cette fois la métaphore d’un autre auteur qui donne son titre à l’épisode qui précède, « Kafkaesque ». Bientôt, il n’entendra plus le bourdonnement du remords, ou du moins, celui-ci ne le gênera plus : le huitième épisode de la cinquième saison s’ouvre ainsi en écho à « Fly » sur une autre mouche, voletant sur un bureau. Face à elle, l’observant sans nullement paraître perturbé, Walt, qui vient de tuer de sang-froid l’un de ses fidèles associés.

« Fly » répond donc bien aux critères génériques qui se retrouvent dans un bottle episode : véritable pause narrative dans l’avancée de l’intrigue générale, sa dimension burlesque, le développement d’une fausse esthétique du vide, ou encore la richesse de son intertexte littéraire ne sont pas œuvres gratuites, mais tendent à produire les conditions d’une meilleure saisie de la véritable nature psychologique du personnage. Son mode de lecture se veut donc différent des autres épisodes puisque c’est grâce à différents symboles, et de façon non linéaire, que le spectateur accède au sens.

Le décryptage de « Fly » est donc complexe puisqu’il exige une forme de lecture circulaire et rétrospective. L’exemple le plus flagrant est celui de la fausse parataxe audiovisuelle que constitue le prologue de l’épisode : une série de gros plans présentant de façon fragmentaire une mouche sur laquelle est adjoint le chant d’une berceuse. Ce n’est qu’à la toute fin du monologue de Walt situé dans les dernières minutes que l’on comprend qu’il s’agit de la représentation de ce moment idéal où Walt estime qu’il aurait dû mourir. Autrement dit, ce parallélisme audiovisuel qui constitue spontanément une parataxe absconse se révèle être finalement la simple conjonction de deux éléments s’impliquant mutuellement : le surgissement de la mauvaise conscience de Walter, que symbolise la mouche, a été rendu possible par le fait qu’il a continué à vivre après ce moment idéal.

Enfin, cet épisode, malgré son statut d’exception au moment de sa diffusion, va par la suite tenir un rôle central à l’échelle de la série en orientant l’écriture de plusieurs autres épisodes. Ainsi les auteurs multiplient les allusions, notamment dans la saison 5, épisodes 2, 4 et 8, dans lesquels la mouche devient un détail récurrent lorsqu’un crime est commis par Walt. De même l’épisode 14 de cette même saison ne peut se voir qu’en écho à « Fly », puisqu’on assiste à la seconde confession faite à Jesse, dans laquelle cette fois, à l’approche du dénouement final de la série, Walter avoue ouvertement à Jesse son implication dans la mort de son ex petite-amie. Plaçant ce bottle épisode parmi les meilleurs de Breaking Bad, ses producteurs lui ont donc accordé une place prédominante a posteriori dans l’ensemble de la dramaturgie de la série.


Notes et références

1 Ainsi intuitivement, et sans connaître cette notion lorsque nous avions commencé ce travail, c’est sa facture d’exception qui nous l’avait fait choisir. De manière empirique, nous l’avions alors rapproché d’épisodes similaires dans d’autres séries

2 Une série de « jump cut » cadrant en plan d’ensemble le laboratoire nous montre, par exemple, les deux protagonistes affairés à nettoyer différentes cuves. Les sauts et les ellipses, rendus possible par le montage de plans adoptant le même point de vue, ne vont pas sans évoquer l’idée de durée.

3 Le manche de la brosse servant de référentiel au cadre, le champ est amené à varier suivant les mouvements effectués par Jesse. Les différents changements de plan se font au moment précis où ce dernier cesse de récurer son objet, ne laissant donc aux spectateurs qu’à éprouver « objectalement » ce va-et-vient tortueux.

4 Ce passage, en apparence anodin, va cependant tenir un rôle capital dans la suite de l’épisode, selon la technique du « set up pay off » qui consiste à montrer sans insister un détail pour ensuite le mettre au centre d’une action décisive.

5 Emily Dickinson, Une âme en incandescence (Cahiers de poèmes 1861-1863), édition bilingue, traduit et présenté par Claire Malroux, Paris, José Corti, 1998, p. 329.

I heard a fly buzz when I died ; / The stillness round my form / Was like the stillness in the air / Between the heaves of storm. / The eyes beside had wrung them dry, / And breaths were gathering sure / For that last onset, when the king / Be witnessed in his power. / I willed my keepsakes, signed away / What portion of me / I Could make assignable, — and then / There interposed a fly, / With blue, uncertain, stumbling buzz, / Between the light and me; / And then the windows failed, and then / I could not see to see.

6 Walter White: No end in sight. / Jesse Pinkman: That’s great. / Walter White: No. I missed it. There was some perfect moment that passed me right by, but I had to have enough to leave them. That was the whole point. None of this makes any sense if I didn’t have enough.

7 Les spectateurs français ont d’ailleurs immédiatement lié cet épisode à la réécriture moderne d’Électre de J-P Sartre, Les Mouches, dont l’essaim était le symbole de la culpabilité — les références littéraires abondent pour cet épisode sur les forums, de Huis clos pour la dimension existentielle des dialogues à En attendant Godot, pour la vanité de certains des propos seulement là pour meubler l’attente (le jeu avec la chaussure de Walt ; l’ennui, l’attente que le problème soit résolu ; Jesse raconte les documents animaliers qu’il a vus à la télé ; il ouvre un débat orthographique absurde sur « possum »/ « oppossum ») en passant par Melville et Moby Dick (une lutte Bien/Mal dégradée, la mouche en Moby Dick, Walt en capitaine Achab, Jesse en Starbuck).

Jean Terrel, Politiques de Foucault, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 2010, p. 180. On voit donc que l’une des conditions fondamentales de la pratique parrêsiastique est le moment où elle prend place. Il faut trouver le temps adéquat à l’exercice de ce dire-vrai. C’est donc l’idée de kairos, de choix du moment propice et de l’occasion opportune qui est essentiel. Le lieu de la parrêsia est tout aussi important, il doit conditionner l’échange parrêsiastique et le rendre plus fécond et plus apte à réaliser les effets qu’il tend à produire. Le dire-vrai parrêsiastique n’est donc possible que dans des conditions de temps et d’espace opportuns. C’est donc l’état d’esprit dans lequel celui à qui est adressée cette vérité qui est essentiel. En trouvant le temps et le lieu propices à la véridiction, on s’assure de la production des meilleurs effets induits par cette vérité.

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